Philippe Corcuff : « Renouveler le langage »

Pour Philippe Corcuff, il n’est plus question d’imposer une utopie toute faite. La gauche doit puiser dans les pratiques populaires.

Olivier Doubre  • 29 novembre 2012 abonné·es

Militant de longue date, passé du PS dans les années 1970 jusqu’au NPA (dont il est actuellement « en congé »), via le MRC et Les Verts, Philippe Corcuff s’alarme, dans La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, de la décomposition intellectuelle des gauches.

Pourquoi employez-vous le terme de « mort cérébrale » à propos de la gauche ?

Philippe Corcuff : La définition historique de la gauche est particulière. À la différence de la droite, l’idée de gauche, au moins depuis les Lumières, avec Jaurès, avec l’invention du terme « intellectuels » pendant l’affaire Dreyfus, jusqu’à Sartre et Bourdieu, est associée à la fois à l’idée de justice sociale et au travail intellectuel. Il existe donc un lien historiquement très fort entre la gauche et le travail intellectuel, et donc les intellectuels. Or, aujourd’hui, on vit une sorte de mise en cause de cette définition historique de la gauche, une coupure avec le travail intellectuel. Elle est plus avancée dans la gauche « hollandaise », mais elle est présente aussi dans les gauches critiques.

Comment expliquer cette évolution ?

En fait, je crois que quatre facteurs se rencontrent dans la période historique récente. Tout d’abord, l’approfondissement de deux mouvements antérieurs, qui touchent d’ailleurs aussi bien la droite que la gauche. D’une part, la technocratisation de la politique, c’est-à-dire le fait que l’activité intellectuelle subit un découpage technique en différents « sujets » (comme « compétitivité », « emploi », « environnement », etc.). En somme, une segmentation qui ne met pas en relation les choses ; ce sont alors des experts qui interviennent, souvent issus de l’ENA plutôt que des milieux universitaires. D’autre part, la professionnalisation de la politique : progressivement, la ressource intellectuelle devient au mieux une ressource dans les compétitions politiciennes, mais est de plus en plus considérée comme un handicap, notamment par rapport à l’affichage aux côtés de personnalités du show-business. Cependant, tout ce que je viens de dire s’inscrit dans une conjoncture historique particulière : dans le passé, jusqu’en 1981 au moins, la gauche disposait d’un outil de globalisation, elle s’appuyait sur un cadre d’analyse globalisant, qui était le marxisme. Ce cadre s’est peu à peu effondré comme référence au cours des années 1980. Depuis, on n’a pas trouvé de cadre de remplacement plus pertinent, ou plus composite. Par ailleurs, le troisième facteur est ce nouveau rapport au temps dont parle l’historien François Hartog sous le nom de « présentisme », qui fait que le présent devient l’élément central du rapport au temps, déconnecté du passé et du futur, dans une sorte d’immédiateté constante. Enfin, dernier facteur, l’éloignement des classes populaires de la part des intellectuels. Voilà ce qui conduit à cet état de décomposition intellectuelle de la gauche.

Cette décomposition touche d’abord la gauche au pouvoir aujourd’hui. Mais vous dites qu’elle n’épargne pas non plus les gauches critiques, souvent enlisées dans la « pensée Monde diplo  »…

Il y a bien évidemment une dimension polémique dans cette expression. Le néolibéralisme s’est amorcé en France fin 1982, avec ce qu’on appelle le « tournant de la rigueur ». Certes, le Monde diplomatique a résisté dès le début, quand il y avait peu de monde encore à s’y opposer. Et la résistance n’aura que peu d’échos jusqu’au mouvement de grève de 1995. Mais va alors progresser une matrice assez simpliste, très manichéenne, dans laquelle le marché, c’est le mal ; l’État, c’est le bien ; l’individu, l’individualisme, c’est le mal ; le collectif, le bien, etc. Et les méchants médias mettent dans la tête des gens de mauvaises idées. Toutes ces analyses sont généralement délayées avec un ton déploratif bien peu créatif, qui a eu le temps de se routiniser depuis 1983 ! Cette « pensée Monde diplo  » est devenue une sorte de doxa critique très simplifiée, qui s’exprime dans ce journal mais aussi dans beaucoup d’organisations, notamment au Front de gauche, à Attac, au NPA… Ainsi, on dispose de ressources intellectuelles, en provenance des milieux universitaires mais aussi de revues comme Vacarme, Multitudes, Contretemps, mais la connexion entre l’activité intellectuelle de ces sphères et le milieu militant des mouvements sociaux ne se fait plus – ou presque pas ! Elle se fait certes un peu plus dans la gauche critique que dans la gauche « hollandaise », à travers, par exemple, le conseil scientifique d’Attac ou la Fondation Copernic, mais sous la forme, souvent, de la contre-expertise, donc une sorte de contre-pensée technocratique : il y a une réforme des retraites, on élabore un contre-projet de réforme des retraites… Néanmoins, même dans la gauche critique, il n’existe plus de cadre de globalisation. On est trop souvent dans l’immédiateté, dans le découpage en cases, la segmentation. On n’a donc plus de vue globale des choses, et on ne s’interroge pas non plus sur la façon dont les questions sont formulées avant d’y répondre.

N’est-ce pas en raison de l’hégémonie culturelle, intellectuelle, qui est néolibérale, à laquelle la gauche continue de faire face sans parvenir à la dépasser ni à proposer une alternative ?

Si l’on constate bien une hégémonie des élites néolibérales, je crois qu’elle est moindre que dans les années 1980-1995. Parce qu’il y a eu ensuite des mouvements critiques. Avant 1995, seuls des groupes vraiment marginaux la contestaient. Cependant, si, depuis 1995, la contestation de l’hégémonie néolibérale a repris une certaine vigueur, le fait que le rapport entre la gauche et l’activité intellectuelle se soit effondré, et que les quelques activités critiques aient été des activités de contre-expertise répondant sur un terrain essentiellement technique au néolibéralisme, a empêché que se constitue un espace – ce que j’appelle l’intellectualité démocratique – entre mouvements sociaux, organisations politiques, milieux intellectuels et artistiques. Les revues ne font pas vraiment ce travail, en dépit de toutes les bonnes volontés qui s’y épanouissent, parce qu’elles sont très « intellectuello-centrées ». On ne voit donc pas qui pourrait accomplir cette tâche. Le conseil scientifique d’Attac aurait pu s’y atteler mais, même s’il manifeste une vraie volonté de s’ouvrir au travail de philosophes ou de sociologues, ce sont quand même toujours les économistes qui donnent le la de son activité. En fait, s’il existe bien de nombreuses ressources intellectuelles dans la recherche et certaines revues, celles-ci ne parviennent pas à entrer sur le terrain politique à part entière, et il n’y a pas de dialogue entre ces différents pôles. Plus grave, un certain nombre de thèmes portés par l’extrême droite (l’insécurité, l’immigration, l’islamophobie, mais aussi un détournement assez fort de la laïcité) pénètrent, eux, sur ce terrain – y compris à gauche parfois. Et ce à un moment pour le moins paradoxal, inédit même, où l’on a, en France, un pouvoir hégémonique de gauche sur toutes les grandes institutions politiques locales et nationales. Mais les idées de gauche sont, elles, en berne, ou bien, au minimum, sur la défensive.

Vous soulignez la perte d’un idéal de rupture à gauche. L’idée de rupture appartient-elle au passé ?

Je dirais qu’on doit malgré tout reconquérir un horizon utopique, c’est-à-dire l’idée d’un ailleurs radicalement autre par rapport à l’organisation de la société existante. En effet, comment peut-on identifier les tares de celles-ci si l’on n’a pas l’intuition d’un « radicalement ailleurs » qui serve de point d’appui à la critique ? Mais cet horizon utopique ne peut plus être pensé comme un type de société idéale, totalement bouclé, à réaliser. Ce doit plutôt être une boussole. Il faut donc réévaluer les formes d’expérimentation ici et maintenant, notamment dans l’économie sociale et solidaire, les universités populaires, les squats autogérés, les Amap, dans toute une série d’espaces. Or, dans des forces relativement nouvelles (prenons EELV, le Parti de gauche et le NPA), on voit peu d’expérimentations de nouvelles pratiques politiques. Demeure une vision assez classique, avec l’affiche, le tract, des réunions très segmentées, sans tentative de créer des coopérations nouvelles entre les individualités. Comment faire de la politique à partir du quotidien ? Comment renouveler le langage politique ? Le langage politique est bien sûr une façon de globaliser, mais, si on globalise avec quelque chose qui est extérieur aux gens, comment la politique peut-elle les toucher ? Je me suis ainsi intéressé aux séries télévisées car là, dans l’intimité de nos contemporains, s’exprime quelque chose de très important qui est un besoin d’ailleurs, une critique implicite de valeurs de la société capitaliste, avec par exemple l’idée qu’une relation amicale ou amoureuse qui réussit est une relation débarrassée des contraintes de l’intérêt. Cela signifie que des valeurs critiques à l’égard de la société sont présentes. On voit donc que la question est plus complexe que ce qu’on entend souvent chez les militants à gauche, c’est-à-dire que les gens seraient aliénés, en particulier par les médias. Il faut renouveler le langage des gauches en puisant dans l’individualité des gens. Or, les gauches ne parlent que collectif, services publics, luttes sociales, ce qui est très utile, mais elles ne font pas le lien. Qu’est-ce qui fait le lien ? Les séries télévisées, le polar ou le rap, qui parlent de l’intimité et de l’oppression sociale en même temps. Pour se renouveler, le langage politique aurait besoin de puiser dans ces cultures populaires, qui, elles, inventent – sans que cela intéresse pourtant les militants – des choses qui parlent aux intimités tout en exprimant les contraintes du capitalisme, l’oppression sociale, etc. Or, dans les organisations, l’expérimentation sur le langage, sur les formes, les pratiques et les lieux pour faire de la politique est proche du degré zéro. En France, en tout cas.

Chez les militants ou les personnes engagées, on constate souvent au contraire un mépris affiché – ou une ignorance – pour ces formes de culture…

C’est ce que j’appelle l’implicite avant-gardiste, qui existe dans les milieux militants de gauche. Il ne s’exprime pas seulement chez les léninistes : on le trouve aussi dans la figure de l’instituteur républicain ou socialiste qui marque le Front de gauche, ou dans celle du prophète écologiste qui va expliquer aux gens comment ils doivent consommer. En fait, il y a toujours cette idée chez eux que les gens sont aliénés par la culture, les médias, qui n’opéreraient qu’une vaste reproduction de l’idéologie dominante. Avec l’idée, implicite aussi, que, eux, les militants qui portent la critique, s’en sont sortis ! On ne sait d’ailleurs pas par quel miracle (puisque tout cela est si puissant), mais ils vont pouvoir apporter la bonne parole. Cette posture avant-gardiste dans les milieux militants – non reconnue d’ailleurs car, si on les interrogeait, la plupart de ces personnes seraient critiques à l’égard du léninisme – est très puissante, et finalement assez élitiste et arrogante vis-à-vis des milieux populaires et de leurs rapports avec les formes culturelles. Évidemment, l’idéologie dominante, les contraintes sur les personnes existent, mais celles-ci ont aussi des capacités. Cette vision qui ignore les capacités des gens sous-tend que le salut ne peut venir que de l’extérieur. Et cela rend impossible l’émancipation ! On passe subrepticement du « s’émanciper » à « émanciper » celui qui est dans la caverne platonicienne et que l’on va sortir de là ! Il y a beaucoup plus de capacités, de possibilités à l’extérieur des milieux militants. Malgré tout, celles-ci existent encore, et on peut tirer le signal d’alarme : c’est ce que j’ai essayé de faire avec ce petit livre. Les gauches doivent opérer une révolution culturelle par rapport à leurs pathologies. C’est pourquoi je m’intéresse à des penseurs tels que Foucault ou Bourdieu, qui se sont essayés à mettre en tension le global et la pluralité, mais aussi Rancière, Abensour, Lévinas. Il faut penser les tensions et ne pas partir du principe qu’on va tout boucler dans une utopie bien ficelée. Il faut des idées, évidemment, mais aussi tenir compte des formes culturelles enracinées dans des modes de vie, des sociabilités ordinaires, populaires. La gauche ou les gauches doivent donc se poser la question d’ancrer des éléments de culture et des idées dans les pratiques sociales, en rapport avec les modes de vie et les sociabilités des milieux populaires et de la classe moyenne salariée. Or, aujourd’hui, au mieux, elles se contentent surtout de slogans.

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Droite : Le temps des aventuriers
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