Bertella-Geffroy : l’emmerdeuse de la République

La juge Marie-Odile Bertella-Geffroy a révélé en vingt ans plusieurs scandales de santé publique. Elle subit aujourd’hui une mutation alors que son instruction aboutit dans l’affaire de l’amiante.

Patrick Piro  • 14 février 2013 abonné·es

Encore un dossier de l’amiante qui finit sa course dans les poubelles de la justice. Jeudi 8 février, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a rendu un non-lieu dans le dossier Amisol, une usine de fabrication d’isolants de Clermont-Ferrand aujourd’hui fermée. Les salariés malades de la fibre tueuse vont se pourvoir en cassation. Leur avocat, Jean-Paul Teissonnière, qui décrit les conditions de travail chez Amisol comme « le scandale superlatif » de l’amiante, se dit choqué. Claude Chopin, l’ancien directeur mis en examen en 1999, plaidait le défaut de « délai raisonnable » de l’instruction, suivie à Clermont-Ferrand jusqu’en 2006, puis par Marie-Odile Bertella-Geffroy au pôle santé publique du tribunal de grande instance de Paris. « Depuis deux ans, la plupart de mes dossiers sont remis en cause par la même chambre de l’instruction », proteste la magistrate. Elle s’apprête à un autre camouflet : en vertu d’une règle limitant à dix ans la mission des magistrats spécialisés, elle sera déchargée de tous ses dossiers à compter du 3 mars.

La notification provient du ministère de la Justice. Christiane Taubira avait pourtant assuré que le gouvernement laisserait le Conseil supérieur de la magistrature trancher le cas. Dans la gigantesque affaire de l’amiante – une vingtaine de dossiers en instruction depuis seize ans, des dizaines de milliers de pages, quantité de documents accablants pour les industriels –, la juge n’a-t-elle pas osé, en novembre dernier, mettre en examen Martine Aubry au chapitre « Ferodo-Valeo [^2] » ? Pour Jean-Paul Teissonnière, il n’est pas besoin de digresser sur le cas de l’ex-première secrétaire du PS pour éclairer la situation de Marie-Odile Bertella-Geffroy : dessaisissement en 2011 du dossier Eternit [^3] – finalement cassé en juin 2012, mais l’affaire n’a toujours pas été réaffectée –, annulation prévisible de toutes les mises en examen du dossier Ferodo-Valeo (audience le 28 février) avec suspension préventive de Marie-Odile Bertella-Geffroy… « Je n’ai jamais vu un tel acharnement à l’encontre d’un magistrat », commente l’avocat. Un nom revient derrière cette offensive : Martine Bernard, présidente de la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris. Selon un proche, elle aurait affirmé qu’aucun des dossiers de Marie-Odile Bertella-Geffroy n’avait de caractère pénal, et qu’en conséquence ils allaient « valser » : exit la perspective de jugement des décideurs mis en examen. « Trop, c’est trop ! », fulmine l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva), qui demande la récusation de la chambre pour défaut d’impartialité. « Le parquet aussi est en cause, il a toujours entravé le regroupement des volets de l’affaire amiante, ainsi qu’une saisine globale, essentielle pour établir des responsabilités nationales, s’élève Michel Parigot, vice-président de l’Andeva. On prépare l’amnistie générale de tout un lobby ! »

Pour la magistrate, le mois de février se jouera à quitte ou double. Femme avare de confidences, rétive à l’exposition médiatique, elle a décidé de s’exprimer sur cette affaire « pour la première fois ». «   Je ressens cette mutation forcée comme inique », glisse-t-elle. Elle conteste tomber sous le coup de la fameuse règle, qui aurait pour elle une action rétroactive, « interprétation validée par le ministère de la Justice quand nous l’avons rencontré il y a quatre ans, et confirmée ensuite à plusieurs reprises », témoigne Emmanuel Poinas, du syndicat FO Magistrats, qui parle de manœuvre tendancieuse. « Dans le cas contraire, Marie-Odile Bertella-Geffroy aurait préparé son départ. Voir une telle carrière s’achever dans ces conditions… » Car la mesure de mutation, brandie un mois avant son exécution, intervient moins de deux ans avant le départ en retraite de la justicière du pôle santé publique. Marie-Odile Bertella-Geffroy s’apprête à contester cette décision devant le Conseil d’État. Cependant, convaincue que son sort se joue au plus haut niveau, elle a demandé une entrevue à François Hollande – les décrets d’affectation des juges sont signés par le Président. Un arrangement de bon aloi est sur la table : elle pourrait être nommée première vice-présidente de la chambre d’instruction, hors hiérarchie mais sans dessaisissement de ses dossiers. « Comme une idiote, j’espère… » Est-elle amère ? « Je suis simplement plus que désolée à l’idée de quitter mes dossiers. Est-ce trop demander que de me laisser les conclure ? » Encore faudrait-il que l’institution la dote de moyens. « Je ne dispose actuellement que d’une demi-greffière, et provisoirement affectée… » D’autres magistrats ont bien été cosaisis dans l’affaire de l’amiante, « mais il faudrait qu’ils soient suffisamment impliqués… Ceux qui étaient véritablement prêts à travailler avec moi n’ont pas été nommés au pôle santé publique ».

Et les magistrats pressentis pour la succession de la juge ne veulent pas du dossier amiante, ajoute Jean-Paul Teissonnière. « Malgré l’apparence de collégialité, un juge d’instruction travaille seul. Muter brutalement une Marie-Odile Bertella-Geffroy, c’est “une bibliothèque qui brûle” ! » Selon les proches du dossier, il faudrait de six mois à un an à deux magistrats pour ingurgiter le monstre amiante. La perspective inquiète l’Andeva. « Pendant ce temps-là, les mémoires s’étiolent, des témoins disparaissent !, s’élève Michel Parigot. On risque bientôt de n’avoir plus rien à juger… » Pour la plupart, les collectifs de victimes qui ont saisi un jour le pôle santé publique soutiennent sans réserves Marie-Odile Bertella-Geffroy. « Elle est d’une opiniâtreté et d’une constance remarquables », affirme Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). En 2001, avec l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT), la Criirad a poursuivi pour « délit de tromperie aggravée »  [^4] le haut fonctionnaire Pierre Pellerin, qui avait sciemment minoré l’importance des retombées radioactives de l’accident de Tchernobyl en France en 1986. Si une personne peut faire bouger les choses, c’est Marie-Odile Bertella-Geffroy, les avait-on convaincus. « Elle estimait qu’il y avait une chance sur cent de gagner, mais qu’elle n’avait rien à perdre à essayer, se souvient Roland Desbordes. Elle a fouillé partout, à charge comme à décharge, avec honnêteté et exigence. C’est une immense bosseuse. Au départ, elle ne connaissait rien à la radioactivité… »

Reconnaissance aussi pour la qualité d’écoute de la magistrate, saluée de toutes parts. « Avec elle, nous avons pu discuter comme jamais auparavant. Dans d’autres juridictions, nous avons parfois eu le sentiment d’être les fâcheux de service, quasiment au banc des accusés ! À de multiples reprises, elle m’a fait part des embûches qu’elle rencontrait et des tentatives pour la dessaisir du dossier. Elle s’est toujours affirmée imperméable aux pressions. » Chantal Garnier, l’une des responsables de l’AFMT, ne cache pas son admiration : « Elle nous a toujours dit qu’elle irait jusqu’au bout. Je ressens une colère énorme devant les mauvaises manières qui lui sont faites. » Pierre Pellerin a bénéficié d’un non-lieu général en 2011 : dossier considéré comme « vide », délais d’instruction « trop longs », etc. « Encore une mise en examen annulée avant jugement, et, comme chaque fois pour Marie-Odile Bertella-Geffroy, suite à une instruction venue d’en haut !, s’émeut l’eurodéputée EELV Michèle Rivasi, cofondatrice de la Criirad. Dans le milieu de la magistrature, elle a une réputation d’indépendance qui lui a valu des inimitiés. Elle est hors castes. Elle n’hésite pas à débusquer les responsabilités au plus haut niveau, quand d’autres se contentent de lampistes ou enterrent les affaires. »

Une emmerdeuse : le qualificatif ne lui déplaît pas. Marie-Odile Bertella-Geffroy commence sa carrière en 1976 à Chartres. Elle ne quittera jamais l’instruction, passionnée par la recherche de la vérité. « J’ai débuté dans la santé par des affaires de fautes chirurgicales graves. Puis j’en suis venue à la santé publique. Je me suis formée sur le tas… comme tous les magistrats spécialisés. » Elle se souvient du point de départ : le scandale de l’hormone de croissance en 1991. « Un petit bonhomme venu me trouver avec ses parents. » Par son volontarisme, la juge en vient à hériter d’une série de dossiers empoisonnés. Hormone de croissance, sang contaminé, syndrome de la guerre du Golfe et des Balkans, amalgames dentaires, Distilbène, vaccination contre l’hépatite   B, retombées de Tchernobyl, dioxine à Gilly-sur-Isère, amiante… Le besoin d’un pôle national spécialisé en santé publique devenait évident. La magistrate l’obtient en 2003. Elle coordonne depuis cette date le bureau de Paris, et devient rapidement la juge emblématique des affaires de santé liées à l’environnement. Elle est cependant loin de faire l’unanimité, et pas seulement en raison de sa détermination si gênante pour les sphères du pouvoir. Elle serait « lente », ses affaires « ne sortent jamais », elle ne veut pas les lâcher, suscite beaucoup d’espoirs vains auprès des victimes. Un magistrat, pourtant de la même trempe, s’interroge sur son faible rendement judiciaire. « En trente ans d’instruction, elle a vu presque tous ses dossiers annulés… »

Ces critiques agacent Bernard Fau, l’un des avocats qui la connaît le mieux. « Ses détracteurs ne reconnaissent pas la nature très spécifique des affaires de santé publique et environnementale. Des nœuds de vipères ! Il faut enquêter longtemps et à petits pas sur les processus décisionnels conduisant aux scandales. L’exécutif est en permanence dans la ligne de mire du juge d’instruction, qui vit une solitude très particulière. On oublie aussi qu’à défaut d’avoir obtenu des condamnations fracassantes, Marie-Odile Bertella-Geffroy a permis des avancées de notre code pénal. On ne peut que lui tirer son chapeau. »

[^2]: Pour « défaut d’action », quand l’ancienne première secrétaire du PS était directrice des relations du travail au ministère du Travail, de 1984 à 1987.

[^3]: Premier fabricant français d’amiante-ciment jusqu’en 1997, et dont Marie-Odile Bertella-Geffroy avait mis en examen l’ex-patron, Joseph Cuvelier.

[^4]: La Criirad et l’AFMT jugent que la recrudescence des cancers et autres affections de la thyroïde sont liées à la radioactivité diffuse dispersée au moment de la catastrophe.

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