Pourquoi les dossiers traînent

En France, les scandales sanitaires sont traités par les pôles santé, deux instances spécialisées situées à Paris et à Marseille. Mais les affaires y restent étrangement bloquées. Explications.

Ingrid Merckx  • 14 février 2013 abonné·es

Les Américains ont les class action (plaintes groupées), les Français ont Marie-Odile Bertella-Geffroy. C’est un peu vite dit mais pas tant que ça : en France, les affaires collectives de santé publique sont traitées par le pôle santé du tribunal de grande instance de Paris. Or, c’est elle qui le dirige depuis sa création en 2002. Ils y sont quatre juges, les autres étant Pascal Gand, Didier Pelletier et Anne-Marie Bellot. Mais chacun travaille seul et les dossiers emblématiques du type sang contaminé, amiante, hormone de croissance, vaccin contre l’hépatite B, Distilbène, c’est elle qui s’en occupe. Elle qui a suivi toutes les enquêtes, elle qui a personnalisé le pôle, elle qui est devenue incontournable. À l’heure où l’on annonce son départ, les associations de victimes s’inquiètent : comment se passer d’elle ?

« Personne n’est irremplaçable, tranche Alexandre Faro, avocat spécialiste des questions environnementales. En outre, la plupart des dossiers qu’elle a traités se sont soldés par un non-lieu ou une relaxe. Je ne la mets pas en cause : elle n’est pas en mesure de les faire aboutir. Le pôle santé manque de moyens et le droit sanitaire n’est pas adapté. » Incinérateur de Gilly-sur-Isère, algues vertes en Bretagne… Lui défend plutôt une instruction locale : « Difficile de piloter des enquêtes de terrain depuis Paris. » Il existe en réalité deux pôles santé. Celui de Paris regroupe le ressort de 26 cours d’appel ; l’autre, à Marseille (7 cours d’appel), est en charge de l’affaire des prothèses PIP, mais il serait moribond. La règle est que l’instruction ait lieu sur place, mais les affaires complexes « remontent ». « Une instance spécialisée, cela signifie des compétences, des interlocuteurs, du suivi… », résume Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fédération nationale des accidentés de la vie (Fnath). Îlot à l’écart des circuits de justice et de santé, institué par la loi Kouchner sur les droits des patients, le pôle santé promettait une nouvelle approche des affaires de santé publique. Comme si son existence valait reconnaissance.

«   Mais dix ans après sa création, force est de constater que les dossiers n’avancent pas   », regrette Arnaud de Broca. De fait, le pôle est sous-doté. « Au début, on se disait que c’était normal. Aujourd’hui, on se demande si ce n’est pas volontaire. » Tchernobyl, la vache folle, l’hormone de croissance : il y a une contradiction suspecte entre l’envergure des dossiers et les capacités du pôle. « D’autant que les scandales ne cessent d’augmenter : le Mediator, les contraceptifs oraux… », ajoute Arnaud de Broca. « Ce sont des dossiers difficiles de par le nombre de victimes et l’ampleur des investigations », a fait valoir maintes fois Marie-Odile Bertella-Geffroy. Des dizaines de milliers de pages, des années de prise en main… « Qui dit nouveau juge dit potentiellement nouvelle interprétation », ajoute Emmanuel Poinas, de FO Magistrats. « Si Marie-Odile Bertella-Geffroy s’en va, cela signifie combien d’années de retard encore ?, s’inquiète Nelly Améaume, présidente du Réseau vaccin hépatite B (Revahb). Dans l’affaire du vaccin contre l’hépatite B, nous avons obtenu deux victoires : la mise en examen des deux laboratoires concernés. Mais la juge ne trouve pas d’experts indépendants. Le dossier est bloqué… » Les scandales sanitaires débouchent rarement sur un procès. « C’est une grande frustration, souligne Arnaud de Broca. Surtout quand les victimes voient des procès aboutir à l’étranger, comme l’amiante en Italie. Par ailleurs, elles déplorent des différences de traitement : le Mediator est déjà en justice quand le Distilbène piétine. Enfin, les instructions sont si longues que nombre de victimes meurent avant d’en connaître l’issue. »

Injustice ou défaut de justice ? Une action en justice est une procédure lourde. « Une victime qui porte plainte reçoit la visite des gendarmes. C’est dissuasif, explique Nelly Améaume. Ensuite, il faut que la plainte soit jugée recevable. Dans le cas du vaccin contre l’hépatite B, une trentaine ont été classées sans suite. Et puis faire appel à un avocat et demander une expertise coûte environ 10 000 euros. Quand on perçoit une pension d’invalidité de 600 euros, on renonce. Les forces sont diluées, ce qui fait le jeu des laboratoires. » À chaque scandale son combat judiciaire. Première étape : faire connaître l’affaire mais aussi le nombre de victimes potentielles. Deuxième étape : obtenir une indemnisation. Le procès n’arrive qu’en troisième. Les associations peuvent se porter partie civile mais les victimes doivent le faire aussi individuellement. Raison pour laquelle nombre d’entre elles réclament un système de class action à la française, qui permettrait de partager les coûts et d’avoir un impact fort : sans médiatisation, pas d’affaire. Un projet d’actions groupées serait en train d’émerger au ministère de la Consommation. Ce pourrait être un début de solution pour les drames liés à des produits (comme Mediator ou Diane 35). Mais, pour les affaires environnementales, le problème reste entier. Les associations de victimes ne sont pas toutes solides, et en face d’elles se dressent des géants industriels habitués à utiliser des sous-traitants boucliers. S’il est difficile d’établir un lien entre une maladie et une exposition, isoler des responsables relève de l’exploit.

« Le droit est défaillant, estime Alexandre Faro. Il n’existe pas de délit environnemental. “Mise en danger de la vie d’autrui”, “coups et blessures” ou “intention de tuer” sont inopérants en matière de scandales sanitaires. » Comment faire évoluer le droit ? « Dès que l’on veut consacrer la reconnaissance du préjudice environnemental, on se retrouve avec tout le patronat vent debout ! » Pour l’heure, les victimes peuvent espérer rendre l’affaire publique et obtenir une indemnisation. Mais, même dans le cas du Mediator, où un fond d’indemnisation a été créé rapidement, seuls 7 % des dossiers ont été retenus par l’office d’indemnisation. Les experts mandatés auraient fait en sorte que le doute profite au laboratoire.

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