Lou Ye : « Je ne suis pas dangereux »

Après cinq ans d’interdiction de tourner dans son pays, le Chinois Lou Ye revient avec Mystery .

Christophe Kantcheff  • 21 mars 2013 abonné·es

Pour avoir présenté les événements de la place Tian’anmen dans Une jeunesse chinoise, sélectionné en 2006 en compétition officielle à Cannes, d’une façon qui n’a pas plu au régime de Pékin, Lou Ye a été interdit de tourner en Chine pendant cinq ans. Ce qui ne l’a pas empêché de réaliser clandestinement, à Nankin, le beau Nuits d’ivresse printanière (2009). Libre désormais de tourner de nouveau dans son pays, le cinéaste est de retour avec Mystery, dont le sujet n’a a priori rien de politique. D’une part, au début du film, une jeune fille est tuée, renversée par une voiture, alors qu’elle semblait tituber sur la route. D’autre part, un homme (Qin Hao) se partage entre deux femmes : son épouse (Hao Lei), avec laquelle il partage une existence aisée, très occidentalisée, et sa maîtresse (Qi Xi), au niveau de vie plus modeste. Avec la première, il a une fille, un fils avec la seconde. Si l’homme ne paraît en rien perturbé par cette situation, qui ne l’empêche pas de connaître de surcroît d’autres aventures, la maîtresse puis l’épouse, quand celle-ci découvre la double vie de son mari, en souffrent violemment. Une souffrance dont on comprendra peu à peu le lien avec la mort apparemment accidentelle de la jeune fille du début. Il émane de Mystery quelque chose de sauvage, de barbare, comme si chacun agissait, se débattait en fonction de son intérêt personnel, ou de son ressentiment, sans considération pour l’autre. À cette forme de cynisme correspond un sentiment d’hypocrisie généralisé. La société chinoise irait-elle si mal ? Le point de vue de Lou Ye.

Où en est Mystery vis-à-vis de la censure ?

Lou Ye : Après le Festival de Cannes, j’ai reçu une notification des autorités chinoises selon laquelle le film devait passer une seconde fois devant la censure. J’ai décidé de rendre publique cette notification via les réseaux sociaux. Et là j’ai obtenu un soutien immense des internautes. Du coup, les gens du bureau du cinéma (l’instance étatique responsable notamment des visas de censure) ont accepté de négocier. Résultat : ils ont retiré la majorité de leurs demandes de modifications ou de coupes. De mon côté, j’ai accepté de toucher à un fondu au noir qui durait trois secondes. Cela ne changeait évidemment rien à mon film, mais eux gardaient la face parce qu’ils pouvaient dire que j’avais cédé à leurs injonctions. Le film a ainsi pu être diffusé dans le pays. Mais, parce que j’avais tout de même changé quelque chose, j’ai retiré mon nom du générique. Un geste symbolique puisque tous les spectateurs savaient qui avait réalisé ce film. Malgré tout, les autorités chinoises ont certainement dû trouver que j’étais intraitable.

Pourquoi êtes-vous considéré par le pouvoir comme un auteur dangereux ?

Je ne sais pas. J’essaie de leur dire qu’ils ne doivent pas avoir peur. Un auteur ou un réalisateur, quel qu’il soit, ne sera jamais aussi dangereux qu’un homme politique dangereux. Un film n’est pas à même de mettre à bas un régime, ou alors c’est que le régime se porte très mal.

Mais une œuvre d’art n’est pas inoffensive…

Une œuvre d’art a une action sur le long terme. Il y a une interaction entre le champ de la politique, la société et les œuvres d’art. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment cette interaction peut amener un pays, une société, à évoluer dans le bon sens. Mais il est inévitable, et même nécessaire, que des conflits surgissent avec le pouvoir. Parce que si tous les artistes d’un pays se mettent à être les porte-parole d’un gouvernement, l’avenir du pays en question s’annonce difficile.

Pourquoi ce thème de la double vie ?

En Chine, coexistent deux idéologies : le système communiste et, parallèlement, le capitalisme. Deng Xiaoping [^2] a dit : « Un pays, deux systèmes. » Un homme qui mène deux vies, ce n’est finalement qu’une transposition, au plan individuel, de cette situation. Cela risque d’entraîner, bien sûr, des dégâts collatéraux. La double vie est aussi une métaphore de nombreuses situations en Chine suscitant des problèmes, parfois très graves, mais dont on ne connaît pas les tenants et les aboutissants. Ce sont des situations troubles qui restent non élucidées.

Les deux femmes amoureuses de l’homme n’appartiennent pas à la même catégorie sociale. Pourquoi ?

C’était ainsi dans le texte qui a inspiré le scénario. Ce texte était celui d’un homme qui a mis son journal sur Internet, que j’ai pu lire ainsi. Ce qui m’a particulièrement intéressé, c’est ce que l’amante met en avant les sentiments et la vie spirituelle. Alors que, pour l’épouse, l’argent est déterminant. Celle-ci appartient au courant dominant actuel de la société chinoise, et son mode de vie est reconnu. La seconde femme, au contraire, fait partie des parias. Mais, au-delà des deux femmes, ou à travers elles, je voulais montrer d’autres personnages, qui occupent des places différentes. Il y a par exemple le policier, le sans-domicile fixe, l’étudiante… C’est un microcosme qui reflète la société chinoise.

Ce qu’on ressent particulièrement, c’est l’absence d’éthique qui touche tous les personnages, une confusion morale délétère…

Dans cette société, certains s’arrangent très bien de cette absence d’éthique. Ils ne ressentent aucun cas de conscience. Ce sont ceux qui mettent en avant l’argent, le paraître, les signes extérieurs de richesse. Cet état d’esprit est représenté dans le film par l’Ode à la joie de Beethoven, que ceux-là écoutent quoi qu’il arrive. Mais vous avez raison : plus globalement, alors qu’un crime horrible a été commis, personne, individuellement, ne se sent en faute. Mais, collectivement, tout le monde y participe peu ou prou. Finalement, on en vient à cette absurdité qu’une société de plus en plus mortifère – ou, si l’on veut, de plus en plus en proie au mal – se trouve constituée d’une association d’individus innocents qui dispensent le bien autour d’eux.

[^2]: Déclaration de 1997 à propos de la rétrocession de Hong Kong à la Chine.

Cinéma
Temps de lecture : 6 minutes