Une centrale russe à l’assaut de l’Europe

La Russie construit deux réacteurs dans l’enclave de Kaliningrad, malgré les risques et l’opposition locale. Objectif : vendre du courant à l’UE. La Société générale pourrait cofinancer le projet.

Patrick Piro  • 14 mars 2013 abonné·es

Une centrale nucléaire russe au cœur de l’Union européenne : les premiers mètres cubes de béton ont été coulés en février 2012. C’est dans l’enclave de Kaliningrad, 15 000 km2 coincés entre la Lituanie et la Pologne mais partie intégrante de la Russie. La mise en service est prévue pour 2017. Cependant, le projet rencontre une forte opposition locale, qui pourrait bientôt gagner l’Union. Car, pour la première fois dans l’histoire du nucléaire russe, Rosatom, l’agence atomique d’État, a décidé d’ouvrir 49 % du capital du projet à des investisseurs européens. Des banques françaises ont été sollicitées, dont la Société générale.

Les prémices remontent aux années 1990. « Le projet n’a jamais reçu de soutien politique des autorités ni de la population », souligne Vladimir Slivyak, coprésident du mouvement écologiste russe Ecodefense, qui réside une partie du temps à Kaliningrad. Il se poursuit jusqu’à la réforme politique de 2005, qui a retiré aux régions la prérogative d’élire leur gouverneur, désormais nommé par Moscou. « Poutine nous a envoyé un pronucléaire, et l’affaire a radicalement changé d’allure. » En 2007, un sondage indique que 67 % de la population, qui compte un million d’habitants, est opposée à la centrale. Pourtant, Rosatom et le gouverneur signent en avril 2008 un accord préliminaire pour la construction de deux réacteurs de 1 200 mégawatts unitaires [^2]. La machine est en route, et elle ne s’embarrasse pas des formes : les opposants relèvent de nombreuses irrégularités et même des manipulations. En 2009, les autorités organisent une audition publique (obligatoire) dans la ville de Neman, à la frontière lituanienne, où la centrale est prévue. « La plupart des militants ont été empêchés d’entrer, Rosatom avait bourré la salle avec des personnes acquises à sa cause ! », raconte Vladimir Slivyak, d’Ecodefense.

L’étude d’impact environnemental est divulguée à l’occasion : elle ne traite que très partiellement du traitement des déchets nucléaires, le démantèlement a été « oublié » tout comme les conséquences d’un accident nucléaire majeur, et la Lituanie limitrophe n’a pas été consultée. « La loi n’est tout simplement pas respectée », souligne Ecodefense, qui a produit une analyse détaillée du document. Autre lacune : aucune alternative à la centrale n’a été étudiée. Officiellement, les réacteurs ont pour objectif prioritaire de sécuriser la fourniture électrique de l’enclave, fragilisée par son isolement – bien que l’actuelle centrale à gaz couvre tous les besoins. Or, la production de la centrale nucléaire serait largement excédentaire. Ecodefense a fini l’an dernier par obtenir un aveu lors d’une rencontre publique : la « réserve de sécurité » est destinée à l’exportation. « C’est Moscou qui décide », soupirent les officiels locaux, confirmant des hypothèses déjà évoquées par des cadres de Rosatom. La Pologne et la Lituanie voisines, très dépendantes du charbon, ont besoin de réduire leurs émissions de CO2. Une opération commerciale dédiée à la pénétration du marché européen, donc, rendue plus présentable sous couvert de résolution des difficultés rencontrées par l’enclave.

Un autre rapport de poids critique sans réserves les justifications ambiguës de la stratégie moscovite. Il est rédigé par deux hauts fonctionnaires, l’ancien directeur de la compagnie d’énergie de Kaliningrad et surtout l’ancien vice-ministre de l’Énergie atomique russe. Ils soulignent notamment que la centrale nucléaire ne résoudra en rien la préoccupation principale des habitants : la rénovation des réseaux de chaleur de la capitale (qui abrite la moitié de la population), leur extension à tout le territoire, ainsi que la réduction du prix exorbitant du chauffage pour les familles de l’enclave, dans l’incapacité de faire face à ces charges. « Si l’opération est fructueuse, plusieurs autres projets similaires sont prévus en Biélorussie et le long de la frontière russe, dans le but d’approvisionner l’Union, renchérit Vladimir Slivyak. Car Rosatom prétend construire ses centrales à des coûts inférieurs à ceux de la concurrence… » Le coût de construction de la centrale de Kaliningrad est estimé à près de 7 milliards d’euros, auxquels il faudrait probablement ajouter 50 % de plus pour le renforcement du réseau électrique. Vladimir Slivyak, accompagné par les Amis de la Terre-France, rencontrait la semaine dernière des cadres de la Société générale et de la Coface, compagnie d’assurances du risque commercial à l’exportation. La banque française a réalisé, il y a quelques années, une étude de faisabilité pour Rosatom. « Nos interlocuteurs ont admis que la firme n’a pas besoin d’argent extérieur pour mener son projet à terme, mais qu’il était important pour la Société générale d’entretenir de bonnes relations avec la Russie, son premier partenaire hors de France », commente Viviana Varin, des Amis de la Terre.

Échange de bons procédés ? Adossée à des investisseurs européens, Rosatom gagnerait en respectabilité dans une offensive en direction du marché communautaire de l’électricité. Rien n’est cependant bouclé. En Allemagne, la Commerzbank a expliqué à Ecodefense qu’elle n’avait pas investi un euro dans les projets nucléaires. L’importante HypoVereinsbank ne paraît pas chaude. La Société générale quant à elle tergiverse, bien que sa propre norme d’investissement dans le nucléaire soit prise en défaut par les manquements du projet. « Peut-être seront-ils corrigés plus tard, on avance et on verra bien », réponse donnée aux militants écologistes. « Nous avons bien été sollicités pour financer l’exportation de deux turbines électriques, confirme Sophie Levallois, chargée de communication à la banque. C’est à l’étude, il ne s’agit pas d’un engagement. » La BNP, elle, explique, dans un courrier de décembre dernier, rejoindre les préoccupations des Amis de la Terre sur le projet, et qu’en conséquence, elle ne le financerait pas.

[^2]: La moyenne des réacteurs français, et d’une technologie équivalente.

Écologie
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