Jean-Pierre Filiu : « On a tué le peuple syrien deux fois »

Pour Jean-Pierre Filiu, l’inaction occidentale condamne les Syriens à être d’abord la proie du régime, puis des jihadistes.

Denis Sieffert  et  Céline Loriou  • 23 mai 2013 abonné·es

Spécialiste du monde arabe, Jean-Pierre Filiu met en évidence un paradoxe. Entre un régime surarmé et des jihadistes appuyés par des pays du Golfe, seuls les démocrates sont abandonnés.

Pourquoi est-ce si difficile d’informer sur ce qui se passe en Syrie ?

Jean-Pierre Filiu : S’il y a désinformation en Syrie, c’est à cause de Bachar Al-Assad qui dit depuis le début qu’il ne fait pas face à une révolution mais à une « déstabilisation orchestrée de l’étranger par des bandes terroristes ». Depuis deux ans, il interdit donc avec constance l’accès au terrain aux journalistes, aux enquêteurs indépendants, avec les pertes que l’on sait : selon Reporters sans frontières, 23 journalistes ont été tués depuis mars 2011. D’ailleurs, dans tous les plans que Bachar a violés, que ce soit celui de la Ligue arabe de novembre 2011 ou celui de Kofi Annan de février 2012, il était question d’un accès libre au terrain pour les médias et les enquêteurs indépendants. On est donc au cœur d’une stratégie de déni d’accès de la part du régime, et l’on ne peut que constater qu’elle fonctionne parfaitement : Bachar a largement gagné sur le terrain de la propagande. C’est autour des éléments qu’il a mis en avant que s’organise le débat public.

On assiste d’ailleurs à une résurgence du complotisme…

Beaucoup vont, au mieux, renvoyer les discours du régime et celui des rebelles dos à dos, ou au pire, dire que Bachar est victime d’un complot international particulièrement vindicatif. Mais je ne dis pas du tout que ceux qui versent de l’eau à son moulin sont ses partisans… Le complotisme est une tradition française bien connue, Jacques Dutronc l’a chanté : « On nous cache tout, on nous dit rien. » Paolo Dall’Oglio [^2], lui, parle de « négationnisme » en faisant le lien entre 11 Septembre et Syrie. Il explique qu’on refuse de voir la réalité pour ce qu’elle est : on imagine que des forces obscures comme la CIA et le Mossad sont derrière l’histoire. Et, en parlant de complot, on évacue les peuples.

Ce qui est étonnant c’est que ce discours vient aussi beaucoup d’une partie de la gauche française…

Une partie de la gauche française considère que le peuple syrien au mieux n’est pas là, au pire est manipulé. Je pense que c’est une défaite de la pensée de gauche. Il y a, en Syrie, un profond mouvement populaire enraciné dans la population, dans le territoire et dans les traditions. D’ailleurs, si Bachar faisait face à un complot extérieur, il n’aurait pas tenu un mois. Le raid israélien de début mai le prouve : son caractère très destructeur montre que si les Israéliens voulaient réellement déstabiliser Bachar, ils le pourraient, mais ils s’en gardent bien. Ils ont clairement dit qu’ils livraient sur le sol syrien leur propre guerre au Hezbollah.

Est-ce qu’on ne fait pas fausse route lorsqu’on essaie d’entretenir la symétrie dans ce conflit en renvoyant dos à dos régime et rebelles ?

Ce conflit est triplement asymétrique. Il y a d’abord l’asymétrie de la terreur d’État face à la contre-violence des insurgés : les forces en présence ne sont absolument pas comparables. Ensuite, il y a l’asymétrie de l’internationalisation. Deux États, l’Iran et la Russie, sont pleinement engagés dans une cobelligérance active aux côtés du régime. En face, les positions américano-européennes sont complètement confuses et se traduisent par une absence sur le terrain. À côté de cela, il y a les réseaux golfiens (où il y a un peu d’État mais surtout beaucoup de privé), qui soutiennent les groupes jihadistes. L’abstention occidentale a ouvert un boulevard aux jihadistes en leur accordant le monopole du soutien, organisé à partir du Golfe. On a tué le peuple syrien deux fois : on l’a d’abord abandonné à Bachar et on est train de l’abandonner aux jihadistes. Enfin, la dernière asymétrie est que la révolution veut quand même qu’il reste une Syrie et des Syriens alors que Bachar Al-Assad s’en fiche. Il est vraiment prêt à tout brûler, et je pèse mes mots. S’il faut utiliser massivement des armes offensives non conventionnelles et que c’est la dernière chose qu’il lui reste à faire, il n’hésitera pas.

Alors qu’en est-il des propos de Carla del Ponte au sujet du gaz sarin ? Quelles sont ses intentions en tenant un tel discours ?

Carla Del Ponte vit dans une réalité parallèle, celle de l’ONU, où Bachar Al-Assad représente toujours la Syrie et où rien n’est possible sans son accord. La mission de l’ONU chargée d’enquêter sur les armes chimiques est à Chypre depuis des mois ; pour décrocher un visa pour Damas, il faut convaincre les autorités qu’on va aussi « casser du rebelle ». À mon avis, c’est ce raisonnement plus ou moins conscient que Carla Del Ponte a tenu. Même si elle a été désavouée par l’ONU, ses propos sont toujours là : toute personne qui s’avance sur ce sujet est obligée d’entretenir cette fausse symétrie dans un conflit fondamentalement asymétrique.

[^2]: Prêtre jésuite ayant vécu trente ans en Syrie, engagé auprès des rebelles et expulsé en juin 2012. Il vient de publier la Rage et la Lumière , éd. de l’Atelier, 196 p, 19 euros.

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