Christiane Taubira : « Femme, noire, pauvre, quel fabuleux capital ! »

De la Guyane à la place Vendôme, le parcours, les obsessions et les engagements de la garde des Sceaux et ministre de la Justice, Christiane Taubira. Entre flamboyances littéraires et « devoir d’invincibilité ».

Jean-Claude Renard  • 18 juillet 2013 abonné·es

Le 29 janvier, à l’Assemblée, présentant son projet de loi sur le mariage pour tous, elle expose le cheminement de « cette gloire cachée de la République » de façon très pédagogique, nourrissant son discours de références historiques et juridiques. Sourire aux lèvres, sans lire une note, Christiane Taubira évoque l’Édit de Nantes, le comédien Talma interpellant la Constituante, la liberté de se marier se concevant avec la liberté de divorcer, l’article 146 du Code civil, l’émancipation des femmes dans les années 1970. Avant de ponctuer son discours par quelques vers du poète Léon-Gontran Damas. Trois mois plus tard, le 23 avril, dans son ultime intervention à l’Assemblée sur le mariage homosexuel, elle clôt les débats en citant Nietzsche : « Les vérités tues, celles que l’on tait, deviennent vénéneuses. » Autant de discours, autant de verve. La garde des Sceaux sidère l’hémicycle, stupéfait les parlementaires, à gauche comme à droite. Pour l’opinion publique, c’est aussi une révélation. Le temps d’un trimestre, d’allocutions en interventions, Christiane Taubira change de statut. Au sein du gouvernement, elle a pris aujourd’hui une autre envergure, essentielle. Lundi 13 mai, la voilà au collège Victor-Schœlcher, enclavé dans un quartier lyonnais défavorisé. Le cortège d’officiels franchit le seuil de l’établissement, file droit vers le préau. Christiane Taubira rompt le cortège pour revenir à la loge et saluer la concierge, d’origine maghrébine. Elle s’entretient quelques minutes avec les réseaux d’alphabétisation du collège, dirigés par et pour des familles d’immigrés, puis fait face à deux classes de troisième. Elle dessine d’emblée le portrait de Schœlcher, humaniste, critique artistique, philosophe, artisan de l’abolition de l’esclavage, député de la Martinique et de la Guadeloupe. Figure de référence. Dans la classe, les gamins ont préparé leurs questions.

Son rôle de ministre ? L’État est notre bien commun. Avec ses institutions au service du citoyen, garantissant les droits de tous. La République ? Du latin res publica, la chose publique. La justice ? Un ministère, mais d’abord une valeur, le souci d’assurer l’égalité dans la société. Privilégier l’éducation, même dans la sanction. Son parcours ? De l’école primaire à l’université, un itinéraire professionnel avant une entrée en politique pour participer au débat démocratique. Le mariage pour tous ? Un texte de loi en réponse à une devise : « Liberté, Égalité, Fraternité », née de la IIe République, « cette belle République » forgée dans un élan de libertés. Son texte de loi en découle, entre liberté et protection. Et d’expliquer encore l’évolution du mariage, de la Révolution à aujourd’hui. Christiane Taubira est directe, sans ambages. Pédagogue. Un phrasé posé. Les mouflets ne mouftent pas. Elle relance, souffle les questions, interroge. Aimé Césaire ? Essais ou poésies ? Le théâtre ? Ses engagements ? Et la voilà repartie sur une histoire de la négritude. Le temps imparti dans les murs de l’établissement est largement dépassé. Sur un ton passionné, elle rebondit encore sur Césaire, souligne son refus des oppressions et cite : « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol. » Au sortir du collège, elle coupe à nouveau le cortège officiel pour s’enquérir des notes de gamins chahutant dans la cour. L’école, chez elle, c’est une marque de fabrique, sa marotte. Depuis qu’elle est entrée en politique, plus de vingt ans maintenant, chacun de ses déplacements s’accompagne d’un pas de côté, d’une visite dans un établissement scolaire. Un acte, ou plutôt une volonté, de transmission à entendre comme « une espèce de sensualité intellectuelle à aller vers les jeunes ». Devant le collège, des manifestants vocifèrent leur opposition au mariage pour tous. Christiane Taubira toise, sourit. Et remonte dans sa voiture pour assister, aux côtés de Manuel Valls, au symposium consacré aux zones de sécurité prioritaires. Le ministre de l’Intérieur lit durant quarante minutes les mesures mises en place. Christiane Taubira lui succède, monte sur l’estrade, une pile de feuillets à la main. Elle pose les pages sur le pupitre, s’écarte de deux mètres, déploie son discours. Qui jamais ne bute sur les mots, chicane sur la subordination, s’empêtre dans les tringles des locutions, recourant encore à la référence littéraire. Cette autre marotte. Cornaquée à l’aisance de l’éloquence. Qui remet loin, derrière le diable Vauvert.

Après avoir mené à bien et à terme la loi sur le mariage pour tous, Christiane Taubira doit maintenant annoncer son projet de réforme pénale. Réforme très attendue, qui s’appuie principalement sur la création d’une peine de probation. Si la peine peut et doit être autre chose que l’incarcération, elle doit « avoir un sens, observe la garde des Sceaux. Elle doit permettre de réparer, de faire savoir que la société s’est donné les moyens de sanctionner, et permettre à la personne de se demander comment elle redevient acteur de sa vie, sachant que toutes ces personnes sortiront un jour de prison ». Cette réforme devrait comprendre l’abrogation de la rétention de sûreté et des peines plancher, celles-là même qui conduisent aux taux d’occupation record auxquels on assiste aujourd’hui. En septembre dernier, la circulaire du ministère de la Justice adressée aux magistrats se voulait une rupture avec le tout-carcéral. Avec près de 68 000 détenus en juin 2013, il faut croire que cette circulaire a eu peu d’effets, quand bien même les chiffres sont différents selon l’application des juridictions, avec divers aménagements de peine. Dans tous les cas, la réforme est donc indispensable. Elle sera présentée au Conseil d’État fin juillet, en septembre au Conseil des ministres, et sera entre les mains du Parlement à l’automne.
Ça a débuté comme ça. Sur une terre de bagnes et de vase marine. Dans les replis d’une île. Cayenne. Guyane. Confins des Amériques. Aux fondations « bâties dans l’inopiné des luttes, dans la subtilité des syncrétismes d’une culture chevauchant l’autre, dans l’imprévisible des rencontres. Avec son identité qui s’abreuve dans ses pluriels, cherche encore ses embases ». Dans une famille monoparentale, un père absent. Et la misère qui se tient. « Pas la misère qui donne cette espèce de peur organique de manquer, non… La pauvreté, la frugalité, avec sa culture, son équanimité, sa dignité, sa propreté, sa générosité paradoxale, sa fierté, son humilité. » « Femme, noire, pauvre, quel fabuleux capital [^2] ! » Encore faut-il négocier les défis à relever. Jouer de « la saveur de ses transgressions, de ses ripostes », se débattre contre la conspiration qui « vous éjecte de l’Histoire, nie la geste de vos résistances ». De la revanche sociale ? Plutôt une jubilation de réalisation personnelle, qui s’est débarrassée assez vite de la rage au cœur éprouvée adolescente face à l’esclavage et à la traite négrière. Pour dire vrai, ça commence bien. Chez les sœurs. Imbattable en français, mathématiques, anglais et latin. Cador en couture, mais bavarde. Ce qui lui vaut 7/10 en conduite et une raclée tous les samedis. Elle éprouve tôt le goût du livre, même s’il n’y a pas alors de librairie à Cayenne. Christiane Taubira se souvient d’une valise pleine de livres à la maison, d’une bibliothèque fournie. Une caverne d’Ali Baba qui a valeur de « rencontre avec l’humanité, non pas dans sa globalité mais dans ses singularités ». S’additionnent Aimé Césaire, en orfèvre ciselant les mots, Édouard Glissant, Victor Hugo, Frantz Fanon, Chester Himes, et « de savoureuses reliques philosophiques ». Frappe le seul « malheur » d’une existence : la mort de sa mère, cette « promesse de l’aube », selon l’expression de Romain Gary, mais laissant à l’adolescence sa série d’enseignements. « Quand à 16 ans vous êtes confronté à cela, vous avez une unité de mesure. » Dans la caboche s’agite toujours cette figure maternelle de poids, enveloppante, tantôt bonne fée, tantôt sorcière. Prompte à la torgnole, jamais en reste de douce mansuétude, le sens exacerbé du devoir, émaillant sa conversation de références grecques et latines. La rencontre avec la littérature, elle se vit dans la boulimie quand Christiane Taubira débarque à Paris, en   1972, pour mener des études de sciences économiques. Avec un « triangle magique », des « lieux de péché par excès »  : La Joie de lire, de Maspero, rue Saint-Séverin, Le Tiers Mythe, rue Cujas, et Présence africaine, rue des Écoles. De quoi repartir la musette pleine, sacrifiant les repas au restau U. Dopée à Ziegler, talonnant Toni Morrison, naviguant dans les fulgurances de Rimbaud, entreprenant Tennessee Williams, René Char, Garcia Lorca, Neruda, Artaud et Foucault…

Littérature d’abord. Mais pas que. Vont, viennent, accostent des fragrances de Coltrane, des inspirations de Gershwin, le souffle de Coleman Hawkins, la « désespérance vaincue » de Billie Holiday, des phrasés de Tracy Chapman, « les airs sucrés » de Nat King Cole, les « lancinements enchanteurs » d’Herbie Hancock, la « grâce vivifiante » de Barbara Hendricks, les « aspérités apprivoisées » de Bob Marley, « la sérénité cavaleuse » de Petrucciani. Miles Davis a déjà posé ses cannes dans le panthéon personnel. Des mélodies, des partitions qui pétrissent ses discours, façonnent, impriment aujourd’hui le rythme de ses phrases. La musique est une autre marotte de Christiane Taubira dans ces années 1970, quand elle milite alors au Moguyde, mouvement guyanais de décolonisation, prônant l’indépendance de son île natale, après avoir été sidérée par le défi de Tommie Smith sur la marche d’un podium aux Jeux olympiques de Mexico, affichant ses caractères « black and beautiful par la grâce d’Angela Davis », arborant la coupe afro. Ses premières contestations naissent dans l’expérience de l’implantation du centre spatial à Kourou, « pataugeant dans l’infamie de l’expropriation brutale ». La destinée aurait-elle dévié ? « Le trajet a sûrement commencé à ce moment-là. » Des permanences au planning familial, l’abonnement à la Revue anarchiste, les ouvrages de Niemeyer et d’Hassan Fathy, et l’enthousiaste courage des Quilapayún participent de ces années de formation. Suivra un curriculum vitæ épais comme deux Gaffiot. Pêle-mêle, une chronique quotidienne à RFO tournée vers l’économie de la pêche et de l’agriculture, l’enseignement des sciences économiques, un engagement dans la coopération agricole, le commerce extérieur, les activités minières, le Conservatoire national des arts et métiers, et le développement durable. Elle épouse « plus de causes qu’elle ne peut en embrasser ». Fin   1992, elle participe à la création du mouvement Walwari, parti politique guyanais ancré à gauche. Après l’abandon des volontés indépendantistes dix ans auparavant, elle assume ses idées passées. « Nier ou renier eût été ma faillite morale. » Avant de se présenter aux législatives de 1993. Au creux d’une Guyane pliée à l’affairisme et au clientélisme, premières salves d’attaques pour la première femme de Guyane à oser. Et à l’emporter. On ne tolère pas sa fierté ? Elle affiche son orgueil. Christiane Taubira sera élue et réélue (sous l’étiquette du Parti radical de gauche).

Tombe 2002. « Imprévisible et incontrôlable »,* elle possède sa « liberté prise au lasso de l’existence », selon la formule de Frantz Fanon. Elle candidate à l’élection présidentielle. Méfait suprême dans la commotion. Bougres d’âne et bougres d’andouille lui reprocheront d’avoir participé à l’éparpillement des voix de gauche. Oubliant combien, au premier tour, le programme de Lionel Jospin « n’est pas socialiste ». La critique est drue. Elle a le « bon profil de bouc émissaire », écrira-t-elle plus tard, familière « à l’imperfection des hommes ». Importe peu. « Mes règles, je les connais. Elles sont stables. Et très rudes. Beaucoup plus rudes que l’autorité qu’un parti m’infligerait. » À l’autorité, précisément, elle oppose l’intransigeance. « Ma relation aux autres est une relation de responsabilité et d’émancipation. Je n’ai pas à écraser l’autre de mon autorité, mais j’attends de lui. » Avec toujours le sourire accroché, arguant d’un certain « devoir d’invincibilité », éprouvé le long des débats sur le mariage pour tous. Face aux pleines bordées d’injures, aux caricatures physiques, personnelles. Balle peau pour les contempteurs : « Quand les critiques n’ont rien à voir avec ma personne, elles ne me font pas d’effet. Je ne permets pas à ces gens d’entrer dans mon champ. La porte est close. »

Aujourd’hui, Christiane Taubira mène son projet de réforme pénale. Qui pourrait se résumer en un mot : désincarcérer. « Je ne suis pas pour l’abrogation des prisons. Dans mon monde idéal, il n’y a pas de prisons. Mais, dans mon monde idéal, il n’y a pas de criminels non plus. Surtout, il convient de donner du sens à la peine et de changer les mentalités. Cela bouscule les gens dans la mesure où ça les oblige à quitter le champ de la passion pour s’installer dans la raison. » Une autre histoire. Et sans doute une partie des mêmes détracteurs à affronter pour celle qui s’était engagée à une fin de carrière politique après son soutien à François Hollande, au lendemain de la présidentielle, imaginant déjà construire sa bibliothèque dans sa maison de campagne. Finalement, une autre fonction que ministre de la Justice eût-elle été possible au sein du gouvernement ? Reste qu’au « devoir d’invincibilité » s’ajoute l’obligation de réussir cette réforme. « Il s’agit de convoquer l’intelligence du cœur ! » Ce serait bien là un « fabuleux capital » pour la République. Pour Christiane Taubira aussi.

Repères

  • -2 février 1952 : naissance à Cayenne, Guyane.
  • À partir de 1978 : professeure de sciences économiques.
  • -1993 : préside le parti Walwari ; élue députée (non-inscrite). Elle restera à la tête de la 1re circonscription de Guyane jusqu’en mai 2012 (Walwari-PRG).
  • -2002 : candidature à l’élection présidentielle (2,3 % des voix).
  • 2005 : elle vote « non » au référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.
  • -16 mai 2012 : nommée garde des Sceaux et ministre de la Justice dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault.
  • 2013 : elle mène la loi en faveur du mariage entre personnes du même sexe.

[^2]: Mes Météores , Christiane Taubira, récit auto-biographique, Flammarion, 2012.

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