Henri Alleg : «La colonisation : un crime contre l’humanité»

Henri Alleg
publiait en 2005 « Mémoire algérienne », un livre retraçant son
existence de
combat,
d’espoirs et de
douleurs, dans
l’Algérie
coloniale en
lutte pour son
émancipation.
Au lendemain de sa mort, nous republions un entretien qu’il nous avait accordés en septembre 2005.

Olivier Doubre  • 18 juillet 2013
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Henri Alleg : «La colonisation : un crime contre l’humanité»
Mémoire algérienne , Henri Alleg, Stock, 420 p., 20,99 euros.
© Patrice Leclerc / phototheque.org

[De nos archives] Henri Alleg nous reçoit chez lui,
dans sa petite maison, au cœur
d’une banlieue longtemps communiste. Toujours membre « du
Parti »
, militant de la « cellule de
cette rue »
, il se situe lui-même, par « fidé-
lité »
aux engagements de sa jeunesse, parmi
les « contestataires » du PCF, ceux qu’on
qualifie souvent d’orthodoxes. Pour lui,
être communiste continue de signifier
« remettre en cause fondamentalement le système
capitaliste »

Or, la fidélité tient certainement lieu de
méthode, en fouillant dans sa Mémoire algé-
rienne: c’est avec une grande précision qu’il
revient sur les luttes politiques en Algérie,
auxquelles il a pris part entre 1939 et 1964.
Dirigeant alors du Parti communiste algé-
rien (PCA), il assiste à la montée inexorable du «sentiment national algérien » et le soutient. Retour en arrière, à l’époque coloniale.

Lire > Henri Alleg est mort

Votre livre commence en racontant votre arrivée à Alger en 1939. Vous tombez immédiatement amoureux de cette ville mais, à la différence des autres Européens, vous n’adoptez pas le mode de vie colonial et vous vous tournez vers les Algériens…

Henri Alleg : : Oui, au départ, je voulais
voyager et c’est la guerre qui a fait que je
suis resté, en quelque sorte, bloqué à Alger.
Mais je tombe, c’est vrai, très vite amoureux
de cette ville. Je suis fasciné par les paysages, par les gens. Surtout, j’ai eu cette chance formidable de rencontrer de jeunes
Algériens et de partager avec eux des discussions qui m’apprennent beaucoup sur leur
pays et leur culture. Je dois dire aussi qu’ils
m’ont tout de suite pris en estime, parce
que des jeunes Européens qui s’intéressent
à eux, en leur adressant la parole comme
on doit adresser la parole à quelqu’un, c’est-
à-dire sans mépris, ils n’en rencontraient
pour ainsi dire jamais ! Il est certain que
si j’étais tombé ailleurs, dans un groupe
d’Européens, sans doute me serais-je fâché
avec eux car je supportais difficilement le
racisme de la vie quotidienne qui régnait
chez eux la plupart du temps. Je sentais
bien que je me distinguais : lorsqu’il y avait
une dame voilée dans la rue qui laissait
tomber quelque chose par terre, je le ramassais en l’appelant «Madame » , ou bien
à un Algérien plus âgé que moi je disais
« vous » … C’était tout à fait inhabituel, et
d’autant plus sympathique aux jeunes que
je pouvais rencontrer, parmi lesquels il y
avait des nationalistes. Bien sûr, ils ne me
disaient pas d’entrée de jeu : « Je suis pour
l’indépendance de l’Algérie. »
Mais en discutant un peu plus longtemps avec eux, ils
sentaient bien que parler d’indépendance,
cela ne m’effrayait pas du tout ; au contraire
j’étais tout ouïe !

Henri Alleg en 1962. - AFP.
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J’ai donc assez rapidement vu l’Algérie
avec des yeux – je dirais – de politique.
Puis, la guerre se poursuivant, je sentais
que je ne pouvais pas rester les bras croisés :
j’ai donc commencé à me lier avec des militants communistes clandestins. À ce
moment-là, parmi les camarades algériens
que je connaissais depuis mon arrivée, je
notais que certains n’avaient pas les mêmes
réactions que moi parce que, même s’ils
ne l’avouaient pas directement, il y avait
cette idée dans l’air : «Finalement, si les Allemands flanquaient une bonne raclée aux Français, ce serait peut-être bon pour nous » , selon
le vieil adage qui veut que « les ennemis
de mes ennemis sont mes amis »
… Cependant, il faut dire que certains travailleurs algériens étaient allés travailler en France,
avaient participé aux grèves et vu que le
Front Populaire, c’était pour eux aussi. Le
mouvement national montait, mais les dirigeants nationalistes algériens – et Messali Hadj en premier lieu – avaient refusé tout
de suite ce que les hitlériens leur proposaient. Ceux-ci avaient en effet tenté de
leur faire miroiter qu’en s’alliant à eux,
l’Allemagne pourrait appuyer leur revendication d’indépendance. Messali a refusé
en disant qu’il ne voulait pas être pris pour
un fasciste. Plus tard, Pétain lui a proposé
de le libérer contre une déclaration d’allé-
geance, et il a aussi décliné l’offre.

Vous adhérez sous Vichy au Parti communiste
algérien et plongez alors dans la clandestinité.
Votre livre expose bien les luttes politiques de l’Algérie avant l’indépendance. Le PCA a alors la
particularité d’être un parti composé d’Européens et d’Algériens…

Oui, c’est même le seul dans l’Algérie coloniale ! Ce parti a d’ailleurs eu une histoire
singulière. Au départ, il y avait le Parti socialiste et, l’Algérie étant la France, les adhé-
rents là-bas appartenaient au parti français.
Quand il y a eu le Congrès de Tours, les
communistes algériens ont d’abord été une
section du PCF, mais avec un programme
algérien. Puis, à partir de 1936, c’est devenu
un parti autonome avec comme perspective
l’indépendance de l’Algérie. Mais la plupart de ses membres étaient encore des Européens, notamment parce que – on l’oublie
toujours – la loi coloniale interdisait aux
Algériens d’adhérer à un parti politique. Au
point que les militants algériens du PCA
devaient faire très attention lorsqu’ils allaient
à une réunion ou dans un local politique ou
syndical car ils risquaient tout simplement
une arrestation… En plus, le Code de l’Indigénat permettait pratiquement d’envoyer
quelqu’un en prison sans aucun motif. La justice coloniale s’appliquait ainsi quotidiennement. Vous imaginez le courage qu’il fallait à un Algérien pour oser militer dans un
parti politique. Pendant la guerre, j’ai aussi travaillé dans une usine avec des travailleurs qui étaient tous algériens. J’ai vu alors la
façon révoltante dont les choses se passaient.
C’est pourquoi j’ai très vite été persuadé et
donc milité pour que tout cela change !

Après la Deuxième Guerre mondiale, vous dirigez Alger Républicain , un des seuls quotidiens
à dénoncer la violence coloniale, souvent censuré pour cela. Que savait-on en France de ces
pratiques ? Alger républicain était-il diffusé en
France ?

Oui, il l’était. Je vous répondrai que comme
toujours, ceux qui voulaient savoir savaient
la façon dont les Algériens étaient traités
en Algérie. Mais ils étaient bien peu nombreux. Quand il y avait des procès, c’étaient
souvent des avocats, militants communistes ou chrétiens qui venaient les défendre.
Mais il n’y avait jamais de grande campagne car tout cela était perçu comme des
accidents de parcours, et non pas comme
un système. Il y a un proverbe arabe qui dit
qu’il n’y a que ceux qui marchent sur les
braises qui sentent la brûlure. C’était un
peu ça : les Algériens, eux, savaient ! N’importe quel gosse savait que les policiers
frappaient, torturaient, etc. La population
européenne savait aussi, en gros, et ils
acceptaient en gros l’idée très répandue :
« Avec les Arabes, on ne peut pas faire autrement. »Il y avait donc une espèce d’insensibilité à cette violence, sauf chez les gens
les plus conscients. Je me souviens que
j’avais un camarade dont les parents habitaient une petite ville à 20 kilomètres d’Alger. Leur maison était située juste en face
de la gendarmerie et il me racontait qu’ils
se plaignaient : « C’est embêtant, la nuit les
gendarmes frappent les Arabes et ils hurlent,
on ne peut pas dormir ! »
Mais le pire, c’est
qu’on ne pouvait pas l’écrire dans le journal. Quand des gens venaient nous raconter ce genre de choses, eux-mêmes comprenaient qu’on ne pouvait pas tout raconter,
sinon le journal était immédiatement saisi
et on perdait des centaines de milliers de
francs à chaque fois. On leur disait donc :
«On va en parler, mais on ne pourra pas écrire
tout ce que vous nous avez raconté ! »

À partir de 1954, avec la guerre, il y a eu
deux attitudes. En France, Guy Mollet et
les autres disaient que ceux qui faisaient
campagne contre la torture étaient des ennemis de la France, des séparatistes et des communistes, qui mentaient. Généralement, ils
ajoutaient même : « Je ne dis pas qu’à un certain endroit, une fois, il n’y a pas eu quelques
brutalités, mais même ce cas-là, nous ne l’acceptons pas et nous prendrons des mesures. »
En fait,
il y avait des milliers de cas de ce genre !
Cette attitude avait pour but de rassurer la
partie de l’opinion française attachée à la
défense des Droits de l’homme. Je fais à ce
propos une parenthèse : on peut craindre
aujourd’hui un certain recul de ce point de
vue, quand on voit de grands responsables,
aux États-Unis ou en Israël, expliquer qu’il
va falloir légaliser la torture et voir comment l’exercer. Or, à l’époque de la guerre
d’Algérie, jamais on n’aurait pu entendre
une chose pareille. On sortait de la guerre
contre les nazis et il y avait cette idée répandue que « les Français ne torturent pas » . En
Algérie, il n’y avait pas de campagne pour
dénoncer les traitements inhumains que
subissaient les Algériens arrêtés. On n’en
parlait pas, tout simplement parce que c’était
normal ! Comme il était normal qu’on saisisse le seul journal, Alger républicain, qui faisait
«toute une histoire » de ce genre «d’anecdotes » !

La torture pendant la guerre d’Algérie n’est plus
niée aujourd’hui par personne. Récemment,
même Massu ou Aussaresses en ont parlé publiquement. Quel effet cela vous fait-il de voir ces
généraux à la télévision, alors que ce sont eux
qui commandaient les militaires qui vous ont
torturé et que vous citiez déjà leurs noms dans
la Question ?

La question, sans jeu de mot, de la torture est
mal posée selon moi. Comme s’il y avait des
règles dans la guerre, en particulier dans une
guerre coloniale… En réalité, le fond du problème était cette guerre injuste elle-même.
À partir du moment où on mène une guerre
coloniale, c’est-à-dire une guerre pour soumettre un peuple à sa volonté, on peut édicter toutes les lois que l’on veut, il y aura toujours des dépassements. On pourra toujours
dire : «Il y avait 50 bombes dans la nature qu’il
fallait trouver »
, et conclure, comme l’ont fait
tous ces généraux, qu’ils ont sauvé des vies
humaines ! Premièrement, ce raisonnementlà est faux, puisqu’à la base on s’engage dans
une guerre qui va elle-même à contre-sens
des principes mêmes de l’humanité. En
deuxième lieu, il est faux également parce
qu’on exclut du champ des responsabilités
les politiques. Évidemment, Aussaresses me
répugne au plus haut point, mais il avait des
gens au-dessus de lui, non ? On sait aujourd’hui qu’après ses actions en Algérie les gouvernements français l’ont autorisé à aller
exercer ses talents en Amérique latine,
apprendre aux dictateurs comment faire[[Voir sur ce sujet Escadrons de la mort, l’école
française, de Marie-Monique Robin (La
Découverte, 2004), qui montre l’exportation de
méthodes utilisées, entre autres, pendant la
bataille d’Alger]]…

En outre, tous ces gens ont par la suite été
promus, la poitrine bardée de médailles :
Aussaresses était commandant, il finit géné-
ral ; Bigeard a même été secrétaire d’État.
Il y a donc eu une véritable complicité au
plus haut niveau avec eux. On peut bien
sûr se féliciter que le président de la République exprime toute l’horreur et tous les
regrets qu’il ressent, mais ces gens ne risquent
plus rien – et c’est d’ailleurs pour cela qu’ils
parlent – puisqu’ils sont amnistiés. Aussaresses n’a jamais été condamné que pour
apologie de ses crimes, par pour les avoir
commis… La seule chose que je voudrais,
c’est qu’on n’attende pas cent cinquante ans
comme dans le cas de l’esclavage : on n’a
pas condamné les esclavagistes pour leurs
crimes, mais l’esclavage en tant que tel. Je
souhaite donc qu’on condamne la colonisation, en tant que système, comme un crime contre l’humanité. Or, au contraire,
on assiste à des choses incroyables, comme
cette loi qui se félicite de la colonisation en
Algérie et, pire, qui demande qu’on enseigne
ce mensonge dans les écoles. Et puis, quand
je vois ce qui se passe en Irak ou à Guantanamo, je suis inquiet…

Dans le livre, vous racontez pour la première fois
comment la Questionest sorti clandestinement,
sur de petits bouts de papiers pliés, de la prison d’Alger. Votre femme a ensuite tapé le livre ;
cela a dû être terrible pour elle de retranscrire
le récit de ces tortures, alors que vous étiez toujours incarcéré…

C’est sûr. Je n’étais plus alors entre les mains
des paras, mais j’étais toujours en prison, où ils auraient pu revenir me chercher. Ma femme était elle aussi militante et, même si
on ne tremblait pas constamment, on savait tous les deux, comme chacun de nos camarades, que si l’on était arrêté, on serait à
coup sûr torturé. Elle le savait pour ellemême, et elle le savait pour moi. C’était
une idée acceptée, depuis longtemps, avec
la conviction que la chose la plus terrible pour
nous n’était pas la mort mais la trahison
de nos amis, que ce soit par la force ou par
la ruse. Par conséquent, c’est quand même
un réconfort formidable de savoir, quand on
est dans une telle situation, que les gens les
plus proches partagent nos idées à 100 %.

Que répondez-vous aujourd’hui aux gens qui
disent que l’Algérie a quitté la France pour plonger dans la dictature et le sous-développement ?

C’est vrai que nos rêves d’une Algérie fraternelle, pluriethnique, socialiste et laïque
ont été balayés, alors qu’à la différence
d’autres nations colonisées l’Algérie avait
des vraies richesses. Dans les années 1960,
le géographe tiers-mondiste René Dumont
disait : « L’Afrique Noire est mal partie. » J’ai
eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois
dans les premières années après l’indépendance et je lui avais posé la question à propos de l’Algérie. Il m’avait répondu qu’au
contraire il croyait que l’Algérie pouvait
« bien partir ».Il y a donc de quoi être déçu.
Mais je m’élève toujours contre ceux qui
disent : «Finalement, tout cela n’a servi à rien,
c’était mieux avant »
, et je raconte alors toujours la même anecdote. Il y a quelques
années, je suis retourné à Alger avec une
équipe de télévision et, alors qu’on filmait
dans une rue, un jeune Algérien s’est approché. Il m’avait reconnu et m’a demandé si
je pensais toujours que la lutte que nous
avions menée « avait valu le coup, vu ce
qu’[était] devenue l’Algérie ? »
. Je lui ai alors
demandé s’il avait fait des études. Comme
il me disait oui, je lui ai demandé combien,
selon lui, il y avait d’Algériens à l’Université avant l’indépendance. Je lui ai dit que,
dans toute l’Algérie coloniale, il n’y en avait
pas plus de 300, qu’il y avait un architecte
–un de mes amis – et un ingénieur. Aujourd’hui, il y a plus de 250 000 étudiants avec
des universités aux quatre coins du pays.
Bien sûr, il y a des escrocs, de la corruption, mais, malgré les problèmes et les scandales qui existent, j’ai le sentiment que ceux
qui, comme moi, se sont battus pour l’indépendance ont quand même ouvert la voie.
Si l’on posait la question en France sur le
programme de la Résistance, qui était magnifique, on peut regretter ce qui est arrivé
ensuite. Pourtant, personne ne dirait qu’il
n’aurait pas fallu se battre contre les nazis.
C’est à la jeunesse algérienne, aujourd’hui,
de se battre pour un avenir meilleur…

Idées
Temps de lecture : 14 minutes
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