À Madagascar, les agriculteurs privés de forêt

Deux modèles de protection de la biodiversité se font face à Madagascar : alors que certains acteurs favorisent le développement agricole, les grandes ONG conservationnistes misent sur la répression et le commerce de crédits carbone.

Sophie Chapelle  • 19 septembre 2013 abonné·es

Une table de chevet, un petit lit à moustiquaire, deux chaises et une armoire, voilà à quoi se résume le mobilier de Nirilanto, un jeune paysan malgache. Sa maison est située dans la commune de Didy, au nord de Madagascar, dans un corridor forestier riche de forêts humides. Suspendus au plafond, des mousquetons, des cordes et un casque. « C’est avec ce matériel que je grimpe dans les arbres pour cueillir des feuilles de ravensara aromatica, d’où seront extraites des huiles essentielles », explique-t-il enjoué. Le matériel comme la formation lui ont été fournis dans le cadre du projet Cogesfor ^2 de gestion durable des ressources naturelles, entamé en 2009 avec l’appui du Fonds français pour l’environnement mondial (FFEM).

Grâce au revenu issu des huiles essentielles, Nirilanto n’ira pas brûler des terres pour cultiver des haricots. Cette pratique traditionnelle, identifiée par les ONG de conservation de l’environnement comme l’un des principaux facteurs de déforestation à Madagascar, est désormais réprimée. « Si l’on est pris en train de défricher, on risque une amende de 60 000 ariarys [21 euros] et un zébu », confie-t-il. Une somme exorbitante pour les Malgaches, dont le revenu mensuel est de 100 000 ariarys (35 euros). Dans cette île où la pauvreté est saisissante, la richesse biologique a attiré les conservationnistes : 90 % de la flore et 80 % de la faune sont exclusives de Madagascar. Face aux taux élevés de déforestation, l’ancien président Marc Ravalomanana s’était engagé en 2003 à faire passer les aires protégées du pays de 1,7 à 6 millions d’hectares, soit 10 % du territoire. La vie des habitants de la commune de Didy en a été transformée. Les forêts humides sont désormais partagées en plusieurs zones, avec des droits d’usage variables. Sur cette même commune, deux opérateurs – l’ONG américaine Conservation International d’un côté, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) de l’autre – proposent deux modèles bien différents de préservation des milieux. « Quand nous sommes avec les habitants, nous leur montrons comment extraire de l’huile essentielle, exploiter du bois d’œuvre en respectant des quotas de prélèvement, ou pratiquer une agriculture en limitant les intrants », explique Pierre Montagne, du Cirad, en charge du projet Cogesfor. Il relate la manière dont le projet a créé de la richesse, sécurisé la gestion des terres, et offert des techniques nouvelles aux communautés. Le coût d’intervention pour un tel aménagement forestier reste faible, de l’ordre de 3 euros par hectare et par an. « Pour nous, la préservation passe par une certaine valorisation des ressources forestières et, sur ce plan-là, nous sommes en totale opposition avec Conservation International, qui veut interdire toute exploitation et n’autoriser que le droit d’usage. » Ainsi, d’après l’ONG américaine, le prélèvement de ressources forestières doit répondre uniquement aux besoins d’autoconsommation des ménages. Sur les parcelles qu’elle gère, toute utilisation commerciale du bois est interdite. « Nos activités quotidiennes comme le pâturage des zébus, la collecte de plantes médicinales ou de bois de chauffe sont désormais surveillées », souligne Elizabeth, qui préside l’association des femmes de la commune. « Les gens n’osent pas tuer les animaux dans la forêt ni défricher car ils ont peur des Voi. » Les Voi sont les associations locales en charge de la gestion de la forêt. Composées de membres élus par les villageois, elles gèrent notamment les droits d’entrée dans l’aire protégée et les amendes appliquées aux personnes qui défrichent pour cultiver.

Pour surveiller les potentiels fraudeurs, les Voi ont mis en place une police de la forêt. « Cela nous conduit parfois à dénoncer notre propre famille, regrette un patrouilleur. Mais nous n’avons pas le choix, la loi forestière doit être appliquée. » « Si la personne n’est pas en mesure de payer, la sanction peut aussi être pénale, de six mois à un an d’emprisonnement », ajoute un représentant de l’administration. Ces menaces ont-elles contribué à réduire la déforestation ? Les autorités locales assurent que « les dégâts forestiers diminuent beaucoup », mais demeurent dans l’incapacité de fournir des données précises. À mots couverts, certains habitants évoquent les traverses de bois sorties illégalement des zones de Conservation International. Bien que les fraudes et le blanchiment compliquent le travail des ONG de conservation, ces dernières ont décidé de miser sur la vente de crédits carbone pour financer les coûts de la « déforestation évitée ». L’immense stock potentiel de carbone des forêts malgaches attire de plus en plus les grandes entreprises désireuses de compenser leurs émissions pour reverdir leur image. Le constructeur américain d’ordinateurs Dell et la compagnie japonaise Mitsubishi ont commencé à investir dans un projet au nord-est de l’île. Plus au sud, la Fondation GoodPlanet ainsi que les associations WWF Madagascar et ETC Terra mettent en œuvre un projet de lutte contre la déforestation financé par Air France. Ils promettent un potentiel de réduction des émissions de 35 millions de tonnes de CO2 sur vingt ans. Les promoteurs en sont pour le moment au stade de la certification mais assurent que la moitié des revenus carbone devraient revenir aux communautés.

Des études sont en cours pour vérifier l’impact des différentes approches sur la limitation de la déforestation. Les écueils sont pourtant nombreux, à commencer par la question foncière. La majorité de la population malgache ne dispose pas de titres fonciers reconnus par le gouvernement. Difficile dans ces conditions de savoir à qui reverser des fonds. D’autre part, les ONG de conservation tendent à resserrer leur attention sur les seules forêts humides, dont le stock de carbone est plus important que dans les forêts épineuses. Or, ces dernières jouent elles aussi un rôle fondamental pour les communautés et seraient davantage victimes de la déforestation [^3]. Enfin, comment prédire avec certitude de quelle manière pourrait évoluer l’état des forêts dans les vingt prochaines années ? Prix du riz ou du bétail, catastrophes naturelles, transformations sociales et politiques sont autant de variables pouvant engendrer un déboisement plus ou moins important. Des crédits carbone pourraient donc être encaissés sans qu’ils correspondent à un gain réel dans la lutte contre la déforestation et le changement climatique. À Didy, Conservation International étudie également la manière dont pourrait être reversée la rente carbone. Et les tensions sont latentes. « On demande à gérer au moins 50 % du fonds », réclame le maire de la commune. Les paysans forestiers ont aussi conscience que le projet Cogesfor arrive à son terme à la fin de l’année. Le ministère de l’Environnement et des Forêts a reconnu en juin dernier que le « paquet technique » proposé devait être largement diffusé dans d’autres zones. « Mais, dans le contexte politique actuel, il n’y a aucune certitude que tout ce qui a été fait ne va pas être jeté aux oubliettes », craint Pierre Montagne, à quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle.

[^3]: Source : MEFT, USAID, Conservation International, Évolution de la couverture naturelle des forêts à Madagascar, 1990-2000-2005.

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