Faut-il suspendre la directive sur le détachement des travailleurs ?

La directive européenne destinée à encadrer le détachement des travailleurs dans un État membre suscite une controverse sur les conditions de travail. Pour Gilles Savary, cette directive est nécessaire pour lutter contre la fraude. Marie-Noëlle Lienemann estime quant à elle qu’il faut la suspendre immédiatement.

Politis  • 19 décembre 2013 abonné·es

Illustration - Faut-il suspendre la directive sur le détachement des travailleurs ?

De tout temps, des scientifiques, des artistes, des ingénieurs, des commerciaux, des ouvriers ou des enseignants ont été envoyés dans un autre pays que le leur pour des missions temporaires de tous ordres, au service de leur entreprise ou de leur pays : c’est ça, le détachement ! La France n’en est pas avare, puisqu’elle est le deuxième pays détacheur ­d’Europe en effectif.
La directive européenne n’est ni plus ni moins qu’un encadrement social de la pratique du détachement au sein des États membres de l’Union européenne, qui impose a minima le respect du caractère temporaire de la mission du travailleur détaché, qui ne peut ni constituer un remplacement ni excéder deux ans. Le travailleur détaché doit être employé de manière stable, habituelle et continue dans son pays d’origine.

Cette directive impose le respect de l’affiliation du travailleur détaché au système de sécurité sociale de son pays d’origine, ainsi que d’un « socle » de dispositions du droit du travail du pays d’accueil (salaire minimum, temps de travail, heures supplémentaires, congés, sécurité, santé, hygiène, etc.).
Abroger cette directive – par ailleurs nettement améliorée en matière de contrôle et de sanction des abus – aurait des conséquences sociales catastrophiques pour les 170 000 salariés français détachés dans un pays de l’UE. Ils devraient alors s’affilier au régime social de leur pays d’accueil le temps de leur mission, et leur situation serait infiniment moins favorable que la couverture sociale française.

Autre conséquence sur le marché français : des vendeurs de main-d’œuvre low cost, aux salaires et conditions de travail des pays d’origine, pourraient prospérer et introduire ainsi une concurrence faussée, dévastatrice pour nos entreprises et nos emplois. Par exemple, si la directive détachement avait été abrogée en 2011, les 27 728 salariés polonais, ­officiellement détachés en France cette année-là, n’auraient pas dû être payés au Smic horaire français de 9,19 euros, mais au salaire horaire minimum polonais qui était alors d’environ 1,70 euro.

Abroger la directive détachement serait socialement et économiquement ravageur pour un pays comme la France. Ce serait une aubaine pour les trafiquants de main-d’œuvre low cost ! Il est impératif que l’UE prenne la mesure de ces filières qui se développent en son sein, faussent la concurrence et exploitent sans vergogne les travailleurs en les mettant en compétition salariale et sociale, asséchant le financement de nos sécurités sociales.

Ce phénomène, d’une ampleur sans précédent, appelle une riposte pour le tuer dans l’œuf et ramener le détachement à sa seule raison d’être : accompagner les échanges économiques entre nations. C’est pourquoi ­l’Assemblée nationale a adopté, le 11 juillet 2013, une résolution qui préconise une politique européenne ambitieuse contre le dumping social, la création d’un statut du travailleur mobile européen, ainsi qu’une loi française pour lutter plus efficacement et plus immédiatement contre le travail illégal, en particulier contre les multiples fraudes au détachement.

Sans préjudice des avancées très significatives obtenues par Michel Sapin pour renforcer la directive détachement, c’est le sens de la proposition de loi que je déposerai au nom du groupe socialiste avant le 22 décembre. 

Illustration - Faut-il suspendre la directive sur le détachement des travailleurs ?

Le compromis établi entre ministres européens du Travail, le 9 décembre, consacre quelques progrès. Mais, franchement, il ne réglera pas l’essentiel, et on doit craindre que nos concitoyens se sentent floués quand ils observeront que le dumping social continue, voire s’amplifie, puisque de nouveaux pays vont entrer dans le mécanisme.

Les avancées sont désormais connues : renforcement des documents exigibles lors des contrôles ; responsabilité renforcée des donneurs d’ordre, mais seulement dans le BTP. Elles sont largement insuffisantes. Les documents exigibles en cas de contrôle ne sont pas issus de la stricte décision des États et devront être validés par la Commission européenne. Comme le dit la secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats (CES) : « Quand on connaît les orientations libérales de la Commission, il y a un risque que les régulations accrues soient vidées de leur substance. » La « responsabilité solidaire » est extrêmement limitée.
La même responsable de la CES indique que « le compromis ne répond pas à nos attentes, et nos revendications restent sur la table car la “responsabilité en chaîne” ne concerne que le BTP et oublie les secteurs de l’agroalimentaire, des transports etc. ».

Le mécanisme même de la directive ne peut en aucune façon garantir son strict respect. En outre, il accepte, par nature et par principe, le dumping social et les distorsions de concurrence. Il faut donc réviser complètement cette directive et ne pas s’en tenir à des modifications de mise en œuvre.
Faute d’autorisations préalables avant l’intervention dans un pays, les entreprises étrangères qui font appel à des travailleurs détachés ont peu de risques d’être sanctionnées. On estime à 350 000 le nombre de travailleurs détachés en France [^2]. Combien faut-il d’inspecteurs du travail pour vérifier toutes ces interventions ? Un nombre considérable !

Les coûts de la protection sociale et des charges fiscales ne sont toujours pas pris en compte. Contrôlé ou non, le travailleur détaché coûtera moins cher que le salarié d’une entreprise française. C’est un dumping social inacceptable. Il faut imposer le principe du pays ­d’accueil où est réalisée la prestation, ou pour le moins le principe d’équivalence. Ainsi, doit être prévue la possibilité pour les États de voter des taxations compensatoires s’ajoutant au salaire pour garantir une équité des coûts.

Enfin, la responsabilité tout au long de la chaîne de sous-traitance doit systématiquement être engagée. Elle pourra d’autant plus s’exercer que des autorisations préalables seront délivrées et donc que les entreprises pourront exiger ces documents de tous les sous-­traitants. Sinon, il peut y avoir des procès sans fin et des « renvois de balles » déresponsabilisant toujours les grands groupes.

Le club Gauche avenir [^3] a lancé un appel au gouvernement français et aux dirigeants européens. Il demande la suspension immédiate par la France de la mise en œuvre de cette directive et la restauration des contrôles et d’une autorisation préalable. Il faut rapidement une loi pour interrompre cet afflux de travailleurs détachés et le dumping ainsi induit, mais aussi poser un acte politique manifestant la détermination de la France à exiger la renégociation globale de la directive et son refus de laisser perdurer la situation. Sans créer le rapport de force du fait accompli, les « avancées » seront dérisoires et les emplois supprimés en France considérables.

[^2]: Le ministère du Travail estime entre 220 000 et 300 000 le nombre de salariés présents sur le territoire français sans avoir fait l’objet d’une déclaration de détachement, NDLR.

[^3]: Lancé en 2007, ce club rassemble des personnalités issues des diverses sensibilités de la gauche (responsables politiques, syndicaux ou associatifs, intellectuels, journalistes).

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