L’information, expérience sociale

Deux études montrent comment la révolution numérique a bouleversé le rapport des internautes aux médias.

Olivier Doubre  • 13 mars 2014 abonné·es

À l’heure où Libération est en grand danger, où va la presse écrite ? Sera-t-elle bientôt une antiquité ? Internet deviendra-t-il le seul média ? Depuis plus de dix ans, journalistes, patrons de presse, mais aussi publicitaires, ne cessent de s’interroger sur l’avenir des médias traditionnels. Partout la « révolution numérique » a entraîné « des évolutions assez sensibles »  : « une baisse constante de la lecture des quotidiens, une écoute relativement stable de la radio, une fragmentation des pratiques télévisuelles et une forte croissance de la consultation de l’Internet ».

C’est ce que viennent de mesurer, pour la France, Josiane Jouët et Rémy Rieffel, professeurs à Paris-II, à partir d’études menées par leurs équipes sur le bouleversement des « usages informationnels ». Un travail précieux puisque, soulignent-ils, si « beaucoup d’enquêtes ont été menées sur la manière dont la sociabilité en ligne affecte notre mode de vie, […] on connaît beaucoup moins la manière dont les individus s’informent aujourd’hui à la suite de l’essor des sites en ligne ». Comme on le pensait, la part de la consommation d’informations en ligne augmente de façon inversement proportionnelle avec l’âge. Mais ce critère doit être combiné au niveau d’éducation (et par extension à la classe sociale). Les plus diplômés et les plus jeunes utilisent certes beaucoup plus Internet, mais ils ont surtout une « consommation multimodale », associant web, radio, télévision et presse écrite. L’importance croissante du web « n’opère pas comme un simple mode de substitution aux médias de masse ». C’est surtout qu’Internet a modifié les « manières de lire »  : sur les sites des grands titres de presse écrite, si le nombre de pages vues a fortement augmenté, « le temps passé par page est sensiblement en baisse ». Mais ce qui caractérise le plus ces nouveaux usages est « l’abondance du partage des informations médiatiques, par courrier électronique ou sur les réseaux sociaux ». Cette « mise en conversation des actualités » fait aujourd’hui de la consommation d’informations une véritable « expérience sociale » .

C’est là sans doute la révolution en matière de médias. Journaliste, passé par Mediapart avant de devenir le community manager de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2012, Clément Sénéchal analyse cette évolution certainement irréversible. En cherchant à lui donner en outre une explication politique. À l’heure d’Internet, les gens ont appris à décrypter ce que l’on a appelé la « société du spectacle ». Alors que les médias traditionnels se caractérisent par une verticalité de leurs messages vers des récepteurs essentiellement passifs, le « Web 2.0 » et les réseaux sociaux sont porteurs d’un « potentiel démocratique ». Certes, la vision qu’a l’auteur des grands médias traditionnels est par trop caricaturale, considérant ceux-ci au service des dominants, et leurs journalistes, tous acquis à l’idéologie néolibérale, « des salariés qui dépendent directement des rapports de propriété capitalistes et de la domination qu’ils génèrent ». Mais au-delà, concernant Internet, Clément Sénéchal énonce une « hypothèse » convaincante : « La structure médiologique du Web 2.0 et des réseaux sociaux relance la bataille culturelle jusqu’alors verrouillée par la densité des positions prises par les intérêts capitalistes dans les mass media.  » Une structure caractérisée par son « horizontalité et [sa] gratuité », outre le « principe de neutralité du réseau ». Celui d’une « égalité absolue » des émetteurs de messages et des messages eux-mêmes.

C’est là un « retournement complet de l’architecture matérielle du spectacle », qui fait du Web 2.0 une « démocratie discursive permanente, un suffrage retrouvé ». Mieux, Internet « n’est pas le prolongement des mass media verticaux, il en est le retournement, la contestation frontale ; la fin peut-être ». Car il permet « une appropriation collective de l’expression médiatique, [qui] a disséminé dans le corps social le réflexe du jugement, de la mise en perspective, de la vérification instantanée, de la déconstruction sourcilleuse ». Les internautes sur « leurs » réseaux sociaux décryptent par exemple les dispositifs de communication des puissants et leurs relais idéologiques. Et non seulement la critique peut partout s’exprimer, mais ce « web social » est aussi un « espace d’informations alternatives ». Les journalistes et les organes de presse, s’ils veulent survivre, devront parvenir à coupler leur métier avec ces nouvelles potentialités.

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