Le cri de la tomate le soir au fond de la serre…

Canard trimestriel résolument « sauvage », Article 11 conjugue sujets de fond,
reportages et chroniques savoureuses, le tout mâtiné d’une ironie mordante.

Jean-Claude Renard  • 5 juin 2014 abonné·es

La une est un clin d’œil : « Nous sommes un journal, un vrai. Pas une succursale de la gauche tiède, pas un nid à pub, pas un gouffre à subventions, pas un jouet pour investisseurs, pas un fabricant de consensus, pas un fossoyeur d’espoirs… » Cette une renvoie bien sûr à Libération et à ses salariés, qui, engagés contre les projets des actionnaires du quotidien, titraient le 8 février dernier : « Nous sommes un journal. Pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de start-up… »

Elle est un peu à l’image de ce qu’est Article 11. Un journal papier créé en octobre 2010, après avoir démarré sur Internet, sans publicités, sans subventions, sans actionnaires, sans investisseurs, né d’une bande de copains et de militants, aux horizons différents (traducteur, graphiste, journaliste pigiste, et autres petits boulots, pour beaucoup au profil littéraire). Un trimestriel avec peu de moyens, tirant à 12 000 exemplaires, mais aux ventes plafonnant à 3 000, sous la direction de Jean-Baptiste et Émilien Bernard, un journal nourri de contributions bénévoles, « dans la continuité du site, explique Émilien Bernard. Mais sans vouloir donner de leçons à quiconque. L’équilibre tient à peu de chose. Le journal ne pourra pas éternellement continuer comme ça ». Il n’en a pas moins voulu se confronter au kiosque. Le titre se défend d’une ligne éditoriale précise, se veut « à rebours de l’écrasante cuistrerie ambiante », et se revendique « à gauche toute, voire plus, un peu libertaire ». Article 11, ce sont 40 pages (3 euros le numéro), partagées entre reportages, entretiens et chroniques sociales. Dans sa seizième édition, il propose une longue immersion dans la zone commerciale où se pressent chaque mois deux millions de personnes, réduites « à consommer », à Plan-de-Campagne, entre Marseille et Aix-en-Provence. Un reportage suivi d’un entretien avec David M. Thomas sur les luttes des mineurs anglais dans les années 1980, d’un coup de projecteur sur les municipales nancéennes, d’un retour sur l’embrasement des usines de chaussures et de porcelaine de Limoges, en 1905, suivi encore d’une chronique autour de la souffrance au travail, ou d’une promenade sentimentale dans les arcanes du flamenco et, enfin, d’une chronique littéraire…

Enfin, ou presque. Parce que chaque numéro d’ Article 11 livre en quatrième de couverture une chronique dite « Le cri de la tomate ». Un texte signé Jean-Luc Porquet, qui entend rapporter le long râle plaintif des pérégrinations de la tomate, laquelle a disparu au profit de «   tristes ersatz, fades et bidouillés ». Une chronique articulée autour de la tomate, il fallait oser. Y songer. Quoique. Parce qu’avec elle, tout comme on peut le faire avec le football, a fortiori en cette période de Coupe du monde, on a là un formidable (au sens étymologique du terme) miroir de la société. Dans le précédent numéro, Jean-Luc Porquet taclait les imposteurs de la cuisine, glissant leur rondelle de tomate sur la frange de l’assiette en hiver. Une imposture renforcée sur les marchés qui proposent leurs kilos de tomates en toute saison, poussant le consommateur à la faute. Elles « viennent de loin » ces tomates, raconte le chroniqueur. Pour preuve : 137 000 tonnes arrivent d’Espagne, ou d’ailleurs, élevées sous serres, avec « en prime, des ouvriers immigrés impitoyablement exploités, un productivisme effréné, des dégâts sur les nappes phréatiques », avant que ledit fruit ne parcoure 3 500 kilomètres pour atteindre un marché de Strasbourg, par exemple, dans un camion réfrigéré à 5 °C (la tomate conservée en dessous de 12 °C perd tout son goût).

Dans ce dernier numéro, Jean-Luc Porquet pointe la société bretonne Savéol, fière de ses 80 000 tonnes de tomates annuelles, fabriquées sous « des centaines d’hectares de serres surchauffées ». Chiffre d’affaires : 170 millions d’euros. Avec la bénédiction de l’Europe, qui lui a versé « de 2009 à 2011, pas moins de 2,6 millions d’euros » pour assurer sa com’, pour se prévaloir d’une production « respectueuse de l’environnement », mais en réalité gavée d’azote, de phosphore, de potasse, de calcium et d’insecticides. Un vrai tableau des dérives de l’agro-industrie. C’est fou ce que peut raconter une tomate…

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