Thomas Deltombe : « On a mis en scène une guerre des civilisations »

Thomas Deltombe analyse la construction de l’image des musulmans par les élites politiques et médiatiques.

Olivier Doubre  • 5 juin 2014 abonné·es
Thomas Deltombe : « On a mis en scène une guerre des civilisations »
© **Thomas Deltombe** est éditeur et historien, auteur de *l’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France* (1975-2005), La Découverte/poche, 2007. Photo : AFP PHOTO / FRED DUFOUR

Au fil d’un travail sur trente années d’archives des médias français, Thomas Deltombe a étudié l’émergence du discours sur les musulmans de France et son ampleur grandissante dans notre société. Les discours de nombre de politiques et de journalistes stigmatisent aujourd’hui cette partie de la population qui, historiquement et structurellement, est peu à même de se défendre et de répondre au développement de l’islamophobie.

Dans votre ouvrage consacré à « la construction médiatique de l’islamophobie en France », vous montrez comment, en trente ans, on est passé de l’« invisibilité » à la mise en avant d’un « islam imaginaire ». Comment cela s’est-il produit ?

Thomas Deltombe : En travaillant sur leurs archives, je me suis rendu compte que la télévision et la presse françaises n’ont pas toujours parlé d’islam, et encore moins d’islam en France. Cette question apparaît dans le débat public au milieu des années 1970. Et ce n’est pas un hasard : l’intérêt des élites françaises pour cette thématique est concomitant de ce qu’on appelle la crise. Alors que le chômage explose, les responsables politiques et médiatiques se mettent à s’intéresser aux « travailleurs étrangers », avec une focalisation sur les travailleurs originaires d’Afrique du Nord. C’est ainsi que l’islam arrive progressivement dans l’actualité : d’abord comme un sujet secondaire, et souvent à travers la thématique du racisme ; puis comme un « problème ». Ce faisant, les immigrés, encore perçus comme des victimes au milieu des années 1970, apparaissent de plus en plus comme des coupables au milieu des années 1980 : coupables de la crise économique (c’est l’époque où les gouvernements cherchent à faciliter le « retour » des étrangers) et coupables de la crise morale, culturelle et nationale, notamment lorsque les médias se mettent à s’intéresser aux « banlieues » et à la « deuxième génération ». Ce passage de l’« immigré » invisible au « musulman » nuisible est parfaitement illustré par la façon dont le gouvernement socialiste a stigmatisé les grèves qui ont agité l’industrie automobile en 1983 : pour délégitimer les revendications des ouvriers, massivement issus des ex-colonies, il a culturalisé le mouvement social, qualifiant les grévistes de « musulmans, d’intégristes, de chiites »… Cette culturalisation des questions sociales n’a plus cessé depuis : les journalistes et les responsables politiques ont focalisé leur attention sur le caractère apparemment « islamique » de cette partie de la population qu’ils ont du mal à regarder comme « française », comme si les deux identités étaient incompatibles. Sans qu’on leur demande leur avis, les immigrés et leurs enfants ont été enfermés dans une identité musulmane fantasmée. Ce qui n’empêchait nullement les éditorialistes et présentateurs de télévision de prêcher « l’intégration » de cette partie de la population et de camoufler cette injonction paradoxale derrière un discours d’apparence « antiraciste », « féministe » et « républicain ».

C’est ce qui explique la crispation autour du foulard dans les écoles publiques…

Oui, c’est précisément l’enjeu de l’affaire du voile, qui a débuté en 1989 lorsque la presse s’est enflammée autour de trois collégiennes voilées à Creil. À la suite de cette première affaire, et alors qu’un nouvel ordre international s’imposait – fin de la guerre froide, guerre du Golfe, guerre civile algérienne –, on a vu fleurir un nouveau vocabulaire. L’idée s’est imposée qu’il existait en France une « communauté musulmane », et que celle-ci était divisée en deux camps : les islamistes et les modérés. Ainsi a été mise en scène une sorte de guerre des civilisations par procuration, dans laquelle les « bons musulmans » (modérés) ont été décrits comme un rempart contre les « mauvais musulmans » (islamistes), perçus comme des ennemis absolus. Après les attentats de 1995 en France et de 2001 aux États-Unis, cette binarité artificielle et moralisatrice s’est peu à peu virtualisée. Les journalistes – et les policiers – s’étant rendu compte que nombre de « terroristes » étaient parfaitement intégrés, la logique du soupçon s’est généralisée : tout musulman devenait potentiellement dangereux. Les logiques sécuritaires et identitaires ont eu tendance à fusionner. Si nous voulons éviter les bombes à l’avenir, était-il expliqué, nous devons dès aujourd’hui chasser les voiles des écoles, le halal des cantines, le communautarisme des piscines…

Vous dites que les élites « plaquent leurs imaginaires » sur la réalité. Quels sont ces imaginaires ?

Dans cette histoire, celles et ceux qui sont qualifiés de musulmans n’ont presque jamais leur mot à dire. Le dispositif médiatique a tendance à plaquer ses propres catégories sur ce qu’il présente comme la réalité. Profitant du fait qu’il n’y a pas d’institution incontestée représentant les musulmans de France, médias et politiques braquent les projecteurs sur ce qui correspond à leur conception de l’islam et imposent leur vocabulaire… mais sans le définir ! Qu’est-ce, au juste, que l’« intégration », l’« islamisme », le « communautarisme » ? Sans parfois s’en rendre compte, les politiques et les journalistes fabriquent ainsi leur propre islam. Un islam imaginaire, très lourdement inspiré par des imaginaires hérités de périodes historiques antérieures. À regarder le traitement médiatique de l’islam aujourd’hui, on s’aperçoit que les imaginaires hérités des Croisades, de la République coloniale et de la guerre d’Algérie ont laissé des traces profondes.

Quelle est la fonction de l’islamophobie ?

L’islamophobie, à mon avis, est moins un but en soi qu’un moyen. La première fonction de cet « islam imaginaire », je l’ai dit, est d’incriminer les victimes. Ce faisant, cet islam fantasmé a permis d’encoder le racisme, et ainsi de le régénérer. En effaçant les connotations raciales de leur discours au profit d’un registre religieux, des gens qui se perçoivent pourtant comme antiracistes perpétuent les vieux stéréotypes sous prétexte de défendre de justes causes : la « République », le « vivre-ensemble », les « femmes musulmanes », etc. L’antiracisme moral et superficiel, qui s’oppose à l’extrême droite mais pas à ses idées, empêche de s’attaquer aux causes structurelles du racisme. Mais l’islam imaginaire a également une autre fonction, qui s’intègre dans un discours de classe. On le constate dans la façon dont s’incarnent les figures archétypales du « modéré » et de l’« islamiste » : le premier a tendance à faire partie des classes supérieures, tandis que le second est toujours associé aux milieux populaires. Le concept d’« intégration » renvoie toujours à la position qu’occupent ceux qui l’utilisent : les privilégiés passent leur temps à dire que les autres ne sont pas assez « intégrés », pas assez « comme nous ». En somme : pas assez disciplinés ! Derrière l’islam imaginaire se cache une vision globale de la société : une vision conservatrice, nationaliste et punitive.

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