Non, le FN n’a pas changé…

Revisitant l’histoire du parti depuis 1972, l’historienne Valérie Igounet montre qu’il est tiraillé depuis l’origine entre dédiabolisation et radicalisation.

Michel Soudais  • 17 juillet 2014 abonné·es
Non, le FN n’a pas changé…
© **Le Front national de 1972 à nos jours : le parti, les hommes, les idées** , Valérie Igounet, Seuil, 496 p., 24 euros. Photo : JOEL SAGET / AFP

Le Front national de Marine Le Pen n’est pas « nouveau ». Le premier mérite de Valérie Igounet est de rappeler que ce parti est l’héritier et le continuateur d’un mouvement d’extrême droite né en 1972. Son récit, très factuel, retrace l’histoire d’un groupuscule de marginaux parvenus, à force d’entêtement mais aussi d’adaptation à ses publics, à imposer sa marque dans la vie politique de notre pays, celle d’une idéologie et d’un patronyme. L’histoire du FN est toutefois loin d’être celle d’une irrésistible ascension à laquelle Jean-Marie Le Pen voudrait la résumer en se l’appropriant. Le second mérite de l’auteure, chercheuse associée à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), est de restituer la longue et chaotique construction d’un appareil performant. D’en rappeler les acteurs, les débats, les faux pas et les luttes intestines, violentes et parfois dévastatrices. Pour ce faire, Valérie Igounet, à qui l’on devait déjà une Histoire du négationnisme en France (Seuil, 2000) qui fait référence, a consulté des archives privées et publiques, y compris celles de la préfecture de police de Paris et du ministère de l’Intérieur. Elle a eu accès à des documents internes, souvent inédits, et a pu s’entretenir avec d’anciens responsables du Front national.

À l’issue de cette quête, l’histoire qu’elle restitue sur plus de 450 pages, que complètent une chronologie, un index et de courtes notices biographiques, n’est pas fondamentalement nouvelle. En quarante ans d’existence, le Front national a suscité une abondante littérature, pas toujours originale et souvent peu rigoureuse, que la bibliographie fournie en annexe ne peut entièrement recenser. Néanmoins, le Front national de Valérie Igounet se hisse au-dessus du lot, livrant un supplément d’anecdotes et d’informations. C’est le cas sur la parenté liant le Front national au Movimento sociale italiano (MSI), que Jean-Marie Le Pen a voulu faire oublier. À sa création, décidée par Ordre nouveau, le FN emprunte au mouvement fasciste italien son logo, une flamme tricolore surmontant un catafalque stylisé où les lettres MSI rappelaient l’héritage du Duce, « Mussolini sempre immortale » (Mussolini toujours immortel). Il reprend aussi un slogan au parti frère transalpin : « Avec nous, avant qu’il ne soit trop tard. » Documents à l’appui, l’auteure prouve non seulement l’emprunt, mais montre que le parti italien a aidé matériellement (affiches, tracts…) et financièrement le FN à faire face à ses premières campagnes.

On savait que d’anciens collaborateurs figuraient parmi les fondateurs du FN : son premier vice-président, le journaliste François Brigneau, était un ancien de la Milice ; Pierre Bousquet, son trésorier, avait combattu dans la Waffen-SS ; Victor Barthélemy, qui faisait fonction de secrétaire général, était le lieutenant de Jacques Doriot au Parti populaire français (PPF) ; autre ancien du PPF, André Dufraisse, membre du bureau politique, avait combattu sur le front de l’Est sous l’uniforme allemand, etc. On ignorait toutefois jusqu’au nom de Pierre Gérard, éphémère secrétaire général (juin 1980-juin 1981) mais auteur de la Doctrine économique et sociale du FN, le « catéchisme économique  » du mouvement. Publié en 1978, il sera réédité plusieurs fois à la demande de Le Pen, notamment en 1984, sous le titre Droite et démocratie économique. Ce fascicule, qui prolonge le premier programme économique du FN rédigé par Gérard Longuet en 1973, restera la « bible » du FN jusqu’au début des années 1990, sans que jamais le nom de Pierre Gérard n’apparaisse sur la couverture. Un souci de discrétion compréhensible : condamné à l’indignité nationale à vie à la Libération, Pierre Gérard avait été le « fidèle second de Darquier de Pellepoix », le commissaire général aux Questions juives sous Vichy, après avoir exercé la fonction de directeur adjoint de l’Aryanisation économique en 1942. Au fil de cette histoire, l’auteure pointe les multiples virages idéologiques, parfois mus par un opportunisme électoral – libéral reaganien dans les années 1980, le FN opte ensuite pour un discours plus « social » afin de séduire les victimes de la mondialisation. Des circonvolutions qui réduisent les thèmes pérennes à deux fois rien : l’insécurité et l’immigration, dont le lien avec le chômage figurait déjà sur une des premières affiches du parti. Ces variations n’excluent pas quelques constances, pointées par Valérie Igounet. Dès sa fondation, « l’assimilation du FN à son dirigeant est immédiate et perdure tout au long de l’histoire », note-t-elle. Autre invariant de son histoire, le FN est constamment tiraillé « entre deux positionnements : l’aspiration à être un parti comme les autres », qui était l’intention initiale des néofascistes d’Ordre nouveau en le créant, « et la revendication d’une idéologie et d’une posture politiques contestataires, en marge du “système” ». Aux prises avec cette tension permanente, le FN est ainsi tenté « d’offrir, à différents stades de [sa] formation et de [son] évolution, une nouvelle image, davantage rassurante et respectable, afin de capitaliser un électorat différent »  : Rassemblement des libertés et de la patrie en 1981, Rassemblement national en 1986, Rassemblement bleu Marine en 2012. Mais, concurremment, « tout au long de son existence, souligne-t-elle, le FN s’ouvre plus ou moins ouvertement aux éléments et mouvances les plus radicales ».

Et l’accession de Marine Le Pen à la présidence du mouvement n’y a rien changé, celle-ci préservant « des contacts avec l’extrême droite traditionnelle » en dépit de sa stratégie de « dédiabolisation ». Sur cette stratégie, l’apport de l’ouvrage est éclairant. Valérie Igounet montre que, dès 1972, « la dédiabolisation est une tactique perçue comme une condition sine qua non de réussite ». À plusieurs moments de son histoire, le FN s’y essaie sans succès. Après les régionales de 1992, Bruno Mégret en fait la base de sa stratégie et couche dans une note les « sept principes » censés permettre au FN d’acquérir une nouvelle place dans le paysage politique. Si, après l’avoir combattue, Marine Le Pen a repris cette stratégie mégrétiste, la définition que Louis Aliot, son compagnon, en donne à l’auteure dévoile ses limites : « La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme, déclare-t-il. […] C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela. À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste. » Notamment la dénonciation de l’immigration via l’islam et la figure du musulman. De quoi relativiser grandement la « mutation » du FN des années 2010, un parti tout autant autocratique et patrimonial que par le passé, et dont les thèmes qui continuent de rassembler ses militants n’ont pas changé.

Idées
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