Contre la spéculation, l’habitat autogéré

En Allemagne, une organisation contribue depuis vingt ans à garantir sur le long terme des appartements bon marché. Correspondance à Berlin, Rachel Knaebel.

Rachel Knaebel  • 25 septembre 2014 abonné·es
Contre la spéculation, l’habitat autogéré
© Photo : BY-NC-SA Mietshäuser Syndikat

L’environnement est idyllique. C’est un ancien corps de ferme fraîchement rénové, juste à côté de jardins ouvriers, à un quart d’heure à peine du centre de Berlin. Trois bâtiments organisés autour d’une cour. Martin Hagemeier vit ici depuis deux ans avec ses 15 colocataires, dont quatre enfants. « L’un des bâtiments est classé monument historique. Il date de 1783 ! », indique l’homme de 38 ans autour de la table d’une grande salle commune avec cuisine. « Ici, avant, c’était une étable.  » Dehors, la terrasse donne sur un jardin encore sauvage, entre un empilement de bois et les containers de tri. « C’est encore tout frais. Le dernier arrivant a emménagé il y a six mois. »

Que de chemin parcouru, pourtant, depuis que cinq personnes se sont décidées à monter ce projet d’habitat autogéré, en 2010 ! Pour le mener à bien, elles se sont vite rapprochées du Mietshäuser Syndikat (Syndicat des immeubles locatifs). Cette organisation née à la toute fin des années 1980 dans le sud de l’Allemagne, dans le sillage des mouvements de squats, chapeaute aujourd’hui 87 projets d’habitat autogéré, qui logent environ 2 000 personnes à travers le pays. Certains comptent une poignée d’habitants, d’autres une centaine, qui se retrouvent pour trois assemblées générales par an. Et le réseau accueille toujours plus de nouvelles initiatives. Une trentaine d’entre elles sont déjà membres sans avoir encore acquis de bâtiment. Ainsi, l’ensemble où habite Martin Hagemeier appartient, indirectement, à ses habitants. C’est le principe novateur de l’organisation. Le propriétaire des murs est une société à responsabilité limitée (SARL) qui compte deux associés : l’assemblée des habitants et le syndicat. Le même fonctionnement vaut pour tous les projets membres, ce qui les différencie des coopératives immobilières au sens strict. «   Une coopérative peut, si ses membres le décident, revendre le bien immobilier   », explique Martin Hagemeier. Impossible au sein du syndicat. Revente des habitations, transformation en propriétés individuelles ou changement de statut : sur toutes ces questions, les voix des deux associés de la SARL sont nécessaires. Le Mietshäuser Syndikat a donc un droit de veto. Voilà l’astuce du système pour protéger les projets membres de tout retour sur le marché spéculatif, sans mettre à mal l’autogestion des lieux. « Le système de SARL n’est que la forme juridique. Dans la prise de décision, nous fonctionnons selon les principes de la démocratie directe   », précise Jochen Schmidt, de la centrale du syndicat, à Fribourg-en-Brisgau. L’assemblée des habitants est souveraine sur tout ce qui concerne la gestion du lieu : financement, vie en commun, niveau des loyers. Ainsi, les locataires peuvent rester dans leur logement aussi longtemps qu’ils le souhaitent sans craindre une hausse intenable de loyer. «   Ici, nous avons décidé de moduler les loyers en fonction des revenus de chacun, pour qu’une personne au chômage puisse aussi y vivre, précise Martin. Nos loyers varient entre 200 et 400 euros par mois.   » C’est un autre principe du mouvement : donner accès à chacun, quels que soient ses revenus, à cette sécurité du logement. Les projets n’ont d’ailleurs pas le droit d’exiger un apport financier personnel pour pouvoir en faire partie. Mais ils doivent trouver eux-mêmes leur modèle de financement. Le syndicat contribue simplement à hauteur de 12 400 euros par groupe, payés grâce à un fonds de solidarité abondé par les projets existants. C’est ainsi que le réseau essaime depuis vingt ans.

Pour leur petit coin de verdure au nord de Berlin, Martin Hagemeier et ses colocataires ont acheté 50 000 euros l’ancien corps de ferme. «  Mais c’était en très mauvais état, sans salle de bains utilisable, et avec un chauffage au charbon  », explique Martin. La rénovation a donc coûté cher : 700 000 euros. « Pour ma part, je n’avais pas d’économies   », précise-t-il. Il en allait de même pour la plupart de ses colocataires. Comment financier une telle somme sans apport ? À travers ce que le syndicat appelle des « crédits directs », de l’argent prêté sans passer par les banques à des taux de 2 % maximum. Les créanciers sont le plus souvent issus du cercle familial et amical. «   Il y a aussi des projets plus anciens qui disposent d’une plus grande marge de manœuvre financière et prêtent aux nouveaux   », note Jochen Schmidt. Des prêts classiques contractés auprès de banques sociales complètent le financement. Face aux organismes financiers, être adossé au syndicat représente un argument de taille. « C’est parce que nous étions membres du syndicat que la banque nous a accordé les crédits dont nous avions besoin   », assure par exemple Florian Schöttle, du projet berlinois Kastanienallee 85. L’ancien squat culturel et d’habitation dans l’est de la ville s’était retrouvé menacé de disparition. ll y a un peu plus d’un an, une fois leur contrat avec les propriétaires arrivé à terme, les 45 habitants du lieu (qui comprend aussi un café, une librairie engagée, une soupe populaire…) ont trouvé la solution dans le rachat des bâtiments, avec l’aide du syndicat.

Tous les prêts, directs et bancaires, sont ensuite amortis par les loyers. Ceux-ci continuent d’être payés après remboursement, pour le transfert solidaire vers de nouvelles initiatives. Mais le montage n’est pas forcément sans risque. En 2010, un projet du syndicat a fait faillite : les coûts de rénovation avaient explosé. « La gestion financière collective est constante   », souligne Martin Hagemeier. Chez lui, les douze habitants adultes organisent deux séances plénières par mois. Pour les courses, ils s’approvisionnent en commun, et autant que possible en bio. Ils ont installé des panneaux solaires sur un de leurs toits et prévoient de cultiver leur potager. Même l’éducation des enfants est sujette à discussion collective. «   Nous avons parlé de leur alimentation, afin de savoir s’ils mangent trop de sucre. » Pour Martin, qui a toujours vécu en colocation, ce mode de vie est idéal. «   Je cherchais un groupe plus large que seulement trois ou quatre personnes. Et je voulais pouvoir rester à Berlin sur la durée.  » Dans une ville où les loyers ont connu une hausse brutale ces dernières années, le modèle du Mietshäuser Syndicat séduit de plus en plus. « L’année dernière, nous avons conseillé à Berlin 75 groupes intéressés   », souligne Martin. Une poignée de projets en sont nés. Jochen Schmidt constate aussi « un boom » dans tout le pays des demandes pour intégrer le syndicat. « C’est parce que l’idée est bonne, même si c’est difficile à gérer. » D’autant plus que les bâtiments adaptés à des projets collectifs se font toujours plus rares. « Il n’y a presque plus d’immeubles entiers à acheter, surtout dans les grandes villes comme Hambourg, Fribourg, Berlin…   » Ou alors il s’agit de bâtiments fonctionnels : anciennes gares, casernes, etc. « Ou bien de bâtiments classés, comme chez nous, qui effraient les investisseurs   », observe Martin. Le syndicat soutient d’ailleurs de plus en plus de projets de construction en neuf.

Même face à ces difficultés  [^2], l’exemple du syndicat a donné des idées jusqu’en France. Un collectif s’est constitué dès 2005, le Clip, pour en transposer les principes : retrait du marché spéculatif et propriété d’usage. « Le syndicat démembre complètement le droit de propriété. Le droit d’usage prime. Les revenus de la propriété, les loyers, vont au financement du bien commun, c’est-à-dire aux nouveaux projets. Et le droit de revente est supprimé   », résume avec enthousiasme Aurélie, du Clip. Un premier compromis de vente, pour un projet dans le Perche, a été signé cet été.

[^2]: Un autre obstacle menace : une réforme prévue à l’automne sur la protection des petits investisseurs, qui va rendre plus difficile le système des crédits directs, essentiel au fonctionnement du Mietshäuser Syndikat.

Société
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