L’affrontement de deux mondes

Il n’est hélas plus étonnant de trouver du mauvais côté la plupart des dirigeants socialistes, locaux et nationaux.

Denis Sieffert  • 30 octobre 2014 abonné·es
L’affrontement de deux mondes
© Je ne saurais trop conseiller la lecture de notre hors-série n° 61, coordonné par Thierry Brun. Il est consacré aux « Nouvelles solidarités ». En plein notre sujet. Et j’en profite pour rappeler que Politis organise quatre soirées à l’Épée de bois, à Paris, les 7, 14, 21 et 28 novembre, autour de la pièce de Jérôme Pellissier, suivies d’un débat (voir en page ci-contre).

Oui, au fait, être de gauche, c’est quoi ? Si nous avons posé cette semaine la question à des intellectuels et à des artistes engagés, c’est sans doute que la réponse est plus incertaine que jamais. Peut-être l’a-t-elle toujours été. Dans son histoire des Gauches françaises  [^2], Jacques Julliard rappelle opportunément la formule de saint Augustin à propos du temps : « Quand on ne me demande pas ce qu’est le temps, je sais parfaitement ce que c’est. Mais si on me le demande, je ne le sais plus. » Il en va de même pour la gauche, à la fois trop évidente et indéfinissable. Peut-être parce que c’est d’abord une sensibilité, une attention à l’autre, comme le suggère joliment Annie Ernaux dans sa contribution. Mais une sensibilité qui n’est pas seulement compassionnelle et qui s’inscrit dans le champ politique. C’est-à-dire dans le combat.

Être de gauche, c’est en premier lieu garder en éveil un esprit critique, déconstruire un discours dominant qui utilise toujours le même procédé, maquillant des intérêts particuliers en intérêt général. Que ce soit le discours sur la dette ou tous ces grands projets inutiles qui se multiplient, c’est la même histoire. On pense évidemment en ces jours sombres à l’affaire du barrage de Sivens, qui a coûté la vie à un jeune homme épris de justice et de vérité. Un jeune homme de gauche, sans aucun doute, au sens où nous entendons ce mot, et sans préjuger la définition qu’il donnait de lui-même. Il était là, comme tous les autres, parce que Sivens c’est d’abord un mensonge, une magouille et une tentative de transformation de l’intérêt très particulier d’une poignée de gros céréaliers en intérêt général. Pour le profit d’une quarantaine d’exploitations, et sans doute pour le plus grand bien des politiques et des industriels qui les soutiennent, il faudrait dévaster un paysage, détourner une rivière, agresser un environnement et une population qui n’aurait qu’à se soumettre.

On peut voir ce conflit par le petit bout de la lorgnette, comme un différend local dont l’enjeu serait un territoire. C’est évidemment bien plus que cela. C’est l’affrontement de deux mondes. L’un, mercantile, productiviste, irrespectueux du bien commun, ayant définitivement pris le parti des gros contre les petits et s’affranchissant de toutes les règles de la démocratie ; l’autre, défendant des valeurs exactement opposées. Il n’est hélas plus étonnant de trouver du mauvais côté la plupart des dirigeants socialistes, locaux et nationaux, même si ceux-ci s’en tiennent à un silence hypocrite, ou à un aveu d’impuissance suspect, comme si l’État ne pouvait rien contre le conseil général du Tarn… La même confrontation, avec les mêmes enjeux, a lieu ces jours-ci contre ces autres inventions foldingues que sont la ferme des mille vaches et, bien sûr, l’emblématique projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Énumération non exhaustive. Ce sont toujours deux projets de société qui se font face. Et, au fond, autant que bien des livres, ces mobilisations de terrain sont porteuses d’avenir pour une vraie gauche.

On est frappé par le fait que ces luttes ne commencent jamais comme des irruptions désordonnées de colère. Elles supposent toujours, comme un préalable, une contre-expertise citoyenne. Ce discours qu’il faut déconstruire. C’est aussi le cas dans l’une des autres grosses affaires qui nous occupent ces jours-ci : la dette. Le subterfuge est le même. Il s’agit de convaincre le chômeur et le smicard qu’ils sont solidairement responsables de nos déficits. Autant, sinon plus, que M. Mestrallet, PDG d’EDF-Suez, qui s’apprête à empocher une retraite-chapeau de 21 millions d’euros. C’est la grande imposture nationale : la dette de la France est la dette de « tous les Français ». Il faut aller voir du côté du Collectif citoyen pour un audit de la dette publique ^3 pour apprendre que 59 % de cette dette proviennent de niches fiscales et de taux d’intérêt excessifs, alors que le discours officiel nous dit autre chose : tous, nous vivons au-dessus de nos moyens. En un tournemain, la dette devient ainsi un instrument de pression, et l’arme fatale contre les acquis sociaux. L’alibi d’une redistribution à l’envers, du pauvre vers le riche.

Pour sortir de ce piège grossier, mais efficace, il faut réintroduire cette grille de lecture qui s’appelle toujours « lutte de classes ». Ce que Manuel Valls, commettant un probable contresens qui aurait fait sursauter le docteur Freud, nomme le « surmoi marxiste ». Ce qu’on pourrait appeler plus simplement la conscience sociale. D’ailleurs, à lire l’entretien que le Premier ministre a donné à l’Obs, cette faible considération pour l’histoire, cet abandon du socialisme pour le pragmatisme – la « démerde », en quelque sorte –, on en vient à se demander si le plus grand désastre que produit ce discours n’est pas culturel. Bref, on n’est pas toujours sûr de savoir où est la gauche, mais on sait au moins où elle n’est pas.

[^2]: Flammarion (2012).

[^3]: Audit-citoyen.org

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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