« Les chaînes d’info ont appris à feuilletonner le réel »

Spécialiste des médias, François Jost analyse les effets du « direct à tout prix » sur notre perception de la réalité.

Pauline Graulle  • 20 novembre 2014 abonné·es
« Les chaînes d’info ont appris à feuilletonner le réel »
© **François Jost** Professeur à la Sorbonne nouvelle, directeur de la revue *Télévision* (CNRS éditions). Dernier ouvrage paru : Pour une télévision de qualité (INA éditions, 2014). Photo : CABANIS/AFP

L’information en continu fabrique un suspense artificiel, transformant chaque événement, fût-il inconsistant, en mini-série à rebondissements. Au risque d’encourager une impatience de la société, estime François Jost.

En quoi les chaînes d’info en continu ont-elles une influence sur l’information qu’elles produisent ?

François Jost : Ces chaînes consacrées au direct doivent faire en sorte qu’il y ait de l’information nouvelle sans arrêt. Cela conduit donc à monter en épingle des événements banals. Auparavant, l’information était une atteinte à l’ordre du monde. Aujourd’hui, le microscopique est mis sur le même plan que le macroscopique. Je me souviens d’une émission sur une chaîne argentine, où étaient retransmises minute par minute les suites d’un vol dans un supermarché ! En théorie, l’essence du direct, c’est le « breaking news » : ce qui casse la grille pour une raison exceptionnelle. Mais, quand il n’y a pas d’événement important, le direct consiste simplement à être en contact avec le monde. D’où ces émissions de « direct sur une porte », par exemple à la naissance du « royal baby » du prince William et de Kate Middleton, lors du procès de DSK ou à la mort de Mandela. On voit des plans où il n’y a précisément rien à voir, mais qui ont pour fonction de symboliser le moment où il va se passer quelque chose. Les chaînes d’info en continu sont portées vers le futur immédiat : il s’agit de convaincre les téléspectateurs de continuer à regarder dans l’espoir qu’il se passera quelque chose. Tout le dispositif repose sur la création artificielle d’un suspense. D’où, d’ailleurs, les allers-retours incessants entre plateau et direct, qui mettent littéralement en suspens les débatteurs sur le plateau du studio, pour revenir au journaliste en duplex, et ainsi de suite. Une des stratégies de tout direct repose sur la coupure : quand on est quelque part, il faut être autre part en même temps, et c’est cet entrelacement entre ces lieux et ces temporalités qui crée une tension narrative, une envie de connaître la suite.

**L’utilisation du storytelling fait que l’information s’étire en longueur… **

Les chaînes ont appris à feuilletonner le réel, à temporaliser l’événement ponctuel. Leur problème est de transformer quelque chose d’instantané en un récit. Prenons l’exemple du « bébé royal ». Des centaines de télévisions du monde entier ont dû couvrir pendant des heures un événement à faible teneur informative, résumable, grosso modo, à deux questions : à quelle heure est-il né ? Est-ce un garçon ou une fille ? La télévisualisation fait que les événements doivent être visibles, ostensibles, pour qu’ils comptent médiatiquement parlant. Les meetings en extérieur de Jean-Luc Mélenchon, durant la campagne de 2012, avaient certes des raisons économiques, mais il s’agissait aussi de rendre visibles les rues débordant de monde. Ce qui n’est pas visualisable a moins de valeur que ce qui l’est. La réforme des retraites est ainsi un « moins bon » événement que l’affaire Nabilla, parce qu’elle passe essentiellement par du discours.

Pourtant, les chaînes d’info en continu semblent s’être fait une spécialité des débats entre prétendus « experts ».

Il arrive un moment où tout ce qu’on pouvait dire sur une information a été dit, et où on ne peut pas dire plus… Or, dans cette stratégie de maintenir le suspense – pour maintenir l’audience –, il faut bien gloser, d’où cette place laissée au commentaire sans fin. Ces chaînes entretiennent l’idée que le futur imminent va apporter la réponse.

**Quel est l’impact de l’information produite par les chaînes d’info en continu sur les téléspectateurs ? **

Leur influence est profonde. On le voit avec l’utilisation que font les internautes de Twitter ou de Facebook : ils reprennent une information déjà lue cinquante fois par ailleurs, comme s’ils sortaient une « breaking news ». Par ailleurs, nous sommes dans une société impatiente, où il y a cette volonté que les choses changent vite. Les gens ont un rapport au temps qui a été en partie modelé sur celui des chaînes d’info en continu.

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