L’État contre le commun

Au-delà des arrangements entre amis, c’est l’idéologie de la croissance productiviste qui cimente les « décideurs ».

Thomas Coutrot  • 6 novembre 2014
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« La France est une démocratie qui repose sur un système électoral d’assemblées démocratiquement élues […] La contestation, au départ pacifique puis rapidement violente, dévoie la démocratie, s’oppose à l’État de droit qui conditionne le vivre-ensemble. » La trajectoire du personnage qui condamne ainsi le mouvement contre le barrage de Sivens, Jean-Louis Chauzy, est exemplairement banale : d’abord syndicaliste CFDT puis, depuis une trentaine d’années, notable du Conseil économique et social de Midi-Pyrénées. Pas un banquier à cigare mais un de ces « décideurs » habitués à cogérer les affaires publiques avec les « acteurs économiques régionaux » – entendez Medef et FNSEA. Face à eux, des jeunes qui refusent la croissance capitaliste et réfutent le projet, au fond délirant, de maîtrise rationnelle totale de la nature. Une « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle », aurait dit Castoriadis : présenté par ses promoteurs comme un outil de régulation du cours de la rivière Tescou pour adapter la gestion locale de l’eau au changement climatique, le barrage favorise en réalité une trentaine de gros agriculteurs pratiquant la culture intensive du maïs à destination de l’élevage bovin, accélérant à la fois l’extinction de la biodiversité et le changement climatique.

La presse a noté les multiples conflits d’intérêts qui entachent cette affaire et expliquent l’acharnement des élus locaux. Mais le mal est plus profond : au-delà des arrangements entre amis, c’est l’idéologie de la croissance productiviste qui cimente les « décideurs ». Et c’est le discrédit croissant de cette idéologie qui leur fait perdre les pédales. La « violence extrême » attribuée aux opposants par Manuel Valls était en réalité orchestrée, avant même la mort de Rémi Fraisse, par la préfecture et le conseil général du Tarn, comme l’attestent les nombreuses plaintes en justice déposées ces derniers mois par des victimes de la répression de tous âges et de toutes origines. Les notables de droite et de gauche qui communient dans la religion de la croissance ne savent pas réagir autrement que par la violence au spectacle de ces militants inventifs qui défendent un bien commun parmi les plus importants dont nous disposions encore, ces rares espaces naturels encore préservés du béton et des pesticides. Leur action pacifique construit le commun comme une « co-obligation fondée sur la codécision et la co-activité [^2] » : co-obligation des habitants de la Terre envers les écosystèmes naturels, codécision et co-activité dans les actions de résistance. Mais aussi, après la victoire contre le projet inutile, codécision et co-activité dans l’usage de la ZAD (zone à défendre), comme on le voit par exemple à Notre-Dame-des-Landes.

Dans ces luttes, l’État n’est pas un outil au service de l’émancipation et du commun, mais un adversaire. Avec la mondialisation financière et le productivisme exacerbé, la corruption endémique du « système électoral d’assemblées démocratiquement élues » l’a fait échapper aux électeurs et aux citoyens. Il faudra une refondation complète de la machine étatique, une cure massive de démocratie directe et de contrôle citoyen, pour arracher l’État des mains des oligarchies productivistes.

[^2]: Selon les termes de Pierre Dardot et Christian Laval dans Commun. Essai sur la révolution au XXe siècle, La Découverte, 2014.

**Thomas Coutrot** est membre du Conseil scientifique d’Attac.
Publié dans
Tribunes

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