Derniers jours avant la liberté

Dans *Philida,* le Sud-Africain André Brink livre une chronique de la fin de l’esclavage.

Anaïs Heluin  • 18 décembre 2014 abonné·es
Derniers jours  avant la liberté
Philida, André Brink, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Bernard Turle, Actes Sud, 375 p., 23 euros
© Graeme Robinson

Pour Philida, le monde est un tricot. Aux mailles plus ou moins lâches, aux couleurs plus ou moins passées. Monsieur Linderberg, par exemple, employé du tribunal où elle va déposer plainte au début du roman qui porte son nom, a selon elle « l’air de seconde main ». « Comme un tricot raté qu’il a fallu le recommencer, mais vite fait mal fait », dit-elle dans son langage. Si on l’avait laissée faire, elle l’aurait bien rapiécé un peu, pour améliorer son allure de « chauve-souris les ailes ouvertes ». Mais Philida n’a pas les moyens de ses ambitions. Elle est l’esclave d’une famille d’Afrikaners chez qui on ne fabrique pas un chandail sans y avoir été autorisé ; alors ses rêves de démiurge à fil et à aiguille, mieux vaut qu’elle les cache sous une apparente soumission.

André Brink tisse à partir de ce désir de création et de liberté un récit polyphonique ponctué de monologues intérieurs de la jeune esclave. Laquelle est inspirée d’une Philida réelle, dont l’auteur d’Une saison blanche et sèche (roman publié en 1980 en français chez Stock, qui lui valut le Prix Médicis étranger) a retrouvé les traces dans les archives de sa famille. Vendue aux enchères pour avoir eu des enfants avec François, fils de Cornélis Brink, Philida n’était alors qu’un nom sur un papier administratif. André Brink en a fait la cristallisation d’une période particulièrement troublée de l’histoire de l’Afrique du Sud : la veille de l’abolition de l’esclavage, en 1833.

Avec ce roman, André Brink poursuit une démarche commencée avec Mes Bifurcations (Actes Sud, 2010), mémoires où il relate sa prise de conscience des discriminations raciales dans son pays et son engagement contre l’apartheid. Avec un degré de fiction supplémentaire, Philida puise aussi dans l’histoire intime sa force et sa poésie. Et il en fallait pour donner vie au domaine de Zandvliet, où les Brink cultivaient la vigne avec leurs esclaves. Avec Philida et sa ouma (grand-mère) Nella, qui lui apprit à tricoter et à s’aménager quelques espaces de liberté pour supporter l’existence. De sa fuite pour porter plainte contre François, qui a manqué à sa promesse de l’affranchir, jusqu’à son voyage vers le Gariep – fleuve autour duquel les esclaves étaient réputés vivre en liberté –, la Philida d’André Brink charrie toutes les contradictions de son époque. Ses progrès vers un plus grand respect de la dignité humaine, et ses régressions. Avec son langage imagé plein de métaphores couturières et d’autres surprises, qui croise le verbe plus classique de François et de Cornélis, Philida dit sans jamais donner de leçons la grande diversité de la population d’Afrique du Sud. Et l’urgence d’inventer de nouvelles manières de vivre ensemble.

Littérature
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