États-Unis : « L’Amérique post-raciale est un mythe »

Le sociologue Michael Jeffries, spécialiste des questions raciales, analyse la crise que traverse le pays.

Alexis Buisson  • 18 décembre 2014 abonné·es
États-Unis : « L’Amérique post-raciale est un mythe »
Michael Jeffries est professeur à l’université Wellesley College, auteur de *Paint the White House Black : Barack Obama and the meaning of race in America.*
© Chip Somodevilla / Getty Images / AFP

En quelques jours, la relaxe de policiers blancs qui ont abattu des jeunes Noirs désarmés a provoqué une vague de protestation à travers les États-Unis. Une situation qui n’est pas sans rappeler les années 1960.

Les États-Unis ont élu un Président noir mais restent profondément divisés sur la question raciale. Est-ce un paradoxe ?

Michael Jeffries : Ce n’est pas si paradoxal que ça. Obama est devenu un symbole du mythe de la société américaine post-raciale. On s’appuie sur son succès électoral pour dire que le racisme n’est plus aussi répandu. Surtout, il donne à penser que l’État, ou le gouvernement, n’a plus besoin d’intervenir. Or, ce raisonnement permet justement à l’oppression de se maintenir. Car, en réalité, le fait d’élire un Président noir et le maintien du racisme institutionnel sont liés. L’un renforce l’autre.

La société post-raciale est donc un mythe pour vous ?

Peu de personnes doutent du fait que c’est un mythe, surtout les individus de couleur. Les événements de Ferguson et la mort d’Eric Garner à New York jettent la lumière sur l’intensité du racisme aujourd’hui. Cette oppression n’est pas un simple incident, elle est une menace physique pesant sur la vie des gens de couleur, en particulier des Noirs. Si vous regardez les sondages, la plupart des individus qui pensent que le racisme n’existe plus sont Blancs.

La chaîne d’information américaine CNN a comparé les manifestations actuelles aux marches et sit-in des années 1960, en plein mouvement des droits civiques. Le parallèle est-il justifié ?

Oui, mais à la différence, notamment, qu’aujourd’hui les manifestations se déroulent sans le soutien des structures de désobéissance civile des années 1960. Cependant, les tactiques et les stratégies sont très similaires. Les deux mouvements affirment la vie comme une croyance collective, alors que l’État l’a niée en refusant d’inculper les policiers impliqués dans la mort des victimes noires. Les manifestations permettent d’entendre la voix des silencieux. Elles affirment aussi que l’oppression raciale fait partie de la vie de tous les jours. Les manifestants bloquent les transports des grandes villes, boycottent des produits de consommation le vendredi après Thanksgiving, un jour de shopping de masse… Bref, ils lient la lutte contre le racisme aux structures sociales plus larges, comme Martin Luther King Jr. le faisait en associant lutte des classes, droit des travailleurs et droit des Afro-Américains.

Pensez-vous que ces manifestations vont aboutir ?

Elles ont déjà abouti à plusieurs choses. Nous ne devons pas sous-estimer le fait qu’elles ont permis aux colères de s’exprimer. Et l’exécutif a déjà fourni une réponse. Obama a demandé de l’argent fédéral pour équiper les policiers de caméras corporelles, pour se filmer eux-mêmes. On devrait aussi voir un effort législatif pour réviser les procédures de formation des forces de l’ordre et réduire le profilage racial. L’autre question est : est-ce que cela va changer la façon dont les Américains considèrent la valeur de la vie d’un Noir ? Cette question n’a toujours pas de réponse.

Pourquoi, selon vous, le racisme s’est-il maintenu quarante ans après le mouvement des droits civiques ?

C’est lié à la place des Noirs sur le marché du travail. Aujourd’hui, l’économie est divisée en deux parties : la main-d’œuvre non qualifiée dans les services et celle hautement qualifiée. Les travailleurs noirs ne sont plus nécessaires pour occuper ces postes non qualifiés. Ils sont aussi les plus touchés par le désinvestissement de l’État fédéral et le déclin des villes. Les Noirs pauvres, en particulier, n’ont plus de place sur le marché du travail, et le système carcéral les a récupérés. Ce mouvement institutionnel marque les Noirs comme des criminels, les marginalise de la société civile. Cet éloignement empêche toute valorisation de la vie de la communauté. Quand vous associez cette réalité à l’image des Noirs dans les médias – décrits largement comme plus délinquants que les Blancs –, et que la criminalité noire est analysée comme un problème culturel, vous aboutissez à une opposition entre les riches et les pauvres, ce qui empêche toute forme d’empathie envers les Afro-Américains.

Barack Obama aurait-il dû se montrer plus déterminé pour instaurer un dialogue sur la question de la race aux États-Unis ?

Créer un dialogue sur la question raciale n’est pas suffisant pour résoudre la crise dans laquelle nous nous trouvons. Barack Obama a fait des déclarations importantes, qui ont mis la race sur le devant de la scène médiatique, mais il n’a pas parlé du racisme institutionnalisé. Sur le plan législatif, il a fait ce qu’il a pu, en demandant, par l’intermédiaire du département de la Justice, d’ouvrir des enquêtes. Mais, une fois que celles-ci ont été ouvertes, le Président ne peut plus se prononcer sur l’investigation en cours et la culpabilité des protagonistes. C’est la loi. Il est donc dans une position difficile. On entend des appels l’invitant à prendre plus de responsabilités, mais c’est inutile. Nous ne devrions pas en demander autant à Obama, mais plutôt être plus exigeants avec nous-mêmes.

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