Cet obscur objet : le désir

Avec la Villa du Jouir, Bertrand Leclair signe un roman érotique d’une grande puissance, qui met son lecteur en fusion et dévoile peu à peu une réflexion riche de sens.

Christophe Kantcheff  • 22 janvier 2015 abonné·es
Cet obscur objet : le désir
© **La Villa du Jouir** , Bertrand Leclair, Serge Safran éditeur, 262 p., 17 euros. Photo : C. Leclair

Quel parcours littéraire que celui de Bertrand Leclair ! Depuis son premier livre, l’Industrie de la consolation (1998), il ne cesse d’explorer des chemins variés et intrépides, où il va cherchant ses vérités, qui sont aussi souvent les nôtres. Son travail sur la langue, sa réflexion sur la littérature – l’écriture comme la lecture – sont indissociables d’une vision du monde à la fois critique et lyrique, intransigeante et éprise d’absolu, déployée de livre en livre, et qui donne sa cohérence à une œuvre riche en diversité mais non dénuée de correspondances internes. En témoignent, pour citer quelques-uns de ses plus beaux livres, la Main du scribe (2002), sur le lien entre écriture et paternité, ou le Vertige danois de Paul Gauguin (2014), aussi bien qu’ Une guerre sans fin (2008), sur la transmission de la mémoire de la guerre d’Algérie, ou Malentendus (2013), entre histoire de la langue des signes et présence solaire de sa fille, elle-même sourde.

Ce parcours passe aujourd’hui par un livre inattendu et d’une audace certaine : un roman érotique. La Villa du Jouir, en écho à la « Maison du Jouir », aux îles Marquises, de Paul Gauguin, comme il est signifié dans le livre même, peintre qui tient une place centrale chez Bertrand Leclair, notamment pour sa soif farouche de liberté créatrice, dont il a payé le prix face aux conformismes. De même, on trouve dans l’un de ses romans anciens, l’Amant liesse (2007), le désir comme objet principal. Il n’empêche : malgré ces antécédents, la Villa du Jouir apparaît sous la plume de son auteur dans sa plus grande singularité tout en se coulant dans un genre, le roman érotique, ce roman réputé être lu d’une seule main. Bertrand Leclair n’y joue pas au petit malin : la Villa du Jouir ne détourne pas les codes du genre ni ne subvertit celui-ci. L’excitation sexuelle, les jeux érotiques, l’exultation des corps sont sur le devant d’une scène constituée d’un huis clos : une immense villa isolée surplombant la Méditerranée, en Grèce, sur laquelle règne une femme divinement belle dénommée « la princesse ». Cette femme noire d’une quarantaine d’années, d’origine nigériane, organise avec deux superbes assistantes des parties fines auxquelles elle convie des « amies » et où, plus rarement, viennent se joindre son mari, un oligarque russe, et ses invités. Particularité : ici, ce sont des hommes qui sont à disposition, présents de leur plein gré et admis à quitter les lieux quand ils le souhaitent, après avoir été recrutés par des moyens de séduction imparables. Le narrateur, un écrivain, est le premier intellectuel à intégrer la « Villa du Jouir » en tant que « putain », rebaptisé Adonis par la princesse.

Pour Bertrand Leclair, un défi consistait à se montrer à la hauteur d’un genre qu’il prend au sérieux, et dont la littérature compte des textes fameux, comme le Château de Cène, de Bernard Noël, peut-être le plus grand roman érotique du XXe siècle. Défi tenu. Un mot convient : la Villa du Jouir est un roman puissant. D’une vitalité enivrante, soutenue par une langue rythmée et charnue, jamais affectée, toujours directe. Il émane des tableaux érotiques successifs une tension progressive, alimentant l’excitation sans jamais la laisser retomber, écartant l’ennui dans lequel s’abîment de vains récits trop répétitifs. « J’ai senti le mouvement de son ventre. Elle m’a attrapé les fesses, roulant du bassin pour me coller au plus profond d’elle, délicieusement prisonnière, elle m’aspirait du dedans, elle me suçait de tout son suc, mon sexe mouvant et pourtant immobile, j’ai senti toute mon échine vibrer jusqu’au sacrum vibrant sous ses doigts, j’ai crié en sentant ma queue s’épanouir, comme une fleur perçant l’écorce de l’arbre, en sentant le foutre l’envahir. » Il n’est pas étonnant de croiser ici Flaubert, dont Adonis lit la correspondance entre deux séances de plaisir. Sa présence renvoie à cette obsession des grands auteurs, qui traverse aussi Leclair : comment incarner les mots, leur donner chair ? Flaubert y « parle à voix haute, plus vivant que bien des vivants, il dit clairement et sans parabole ce qu’il est en train d’écrire, du lyrisme, “bander ! bander ! bander ! il n’y a que ça de vrai” ». De ce point de vue, la Villa du Jouir bande, c’est incontestable. Mais ce roman donne aussi l’occasion à son auteur de soulever quelques questions éthiques ou philosophiques, avec la discrétion que confère le genre. Ainsi, il est frappant de voir avec quel raffinement, quelles stratégies sophistiquées, la princesse et ses collaboratrices, non sans perversité, retardent l’émergence de la jouissance, pour faire de celle-ci une expérience métaphysique, loin de la morne consommation immédiate ou du culte de la performance sexuelle, qui ne se limitent plus à la pornographie. La Villa du Jouir interroge aussi les ambiguïtés du pouvoir du désir. Sa capacité, par exemple, à faire exploser les représentations sociales : Adonis, brillant intellectuel, se retrouve l’égal d’autres hommes moins distingués quand, délaissé pendant quelques jours par la princesse, qui ne le requiert plus pour ses soirées, il est en proie à une impatience folle et douloureuse.

Plus troublant encore : Adonis, en butte aux humiliations dans certaines situations imposées par la princesse, et bien que libre de partir, surmonte chaque fois sa honte et reste. Comme si le désir encourageait à la servitude volontaire. Mais la réflexion que suscite la Villa du Jouir est tout sauf manichéenne. Le désir ressenti par Adonis, aussi violent et impérieux soit-il, n’est pas qu’une force de soumission. Il a aussi des vertus qui excèdent la recherche sans conditions de sa satisfaction. Ainsi, le désir amène Adonis à connaître et à aimer d’une façon nouvelle. À se dépasser. « Jouir, dit la princesse. C’est un mot que j’aime, un mot plein de joie, plein d’écoute, un mot qui fendille l’écorce individuelle, qui touche de l’autre. » Il y a dans la Villa du Jouir un roman d’apprentissage qui se dévoile.

Littérature
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