Créer, c’est faire œuvre de responsabilité

La liberté d’expression ne saurait être absolue ni s’affranchir du contexte social, géographique et historique. Quelles limites éthiques aux œuvres et aux écrits ?

Olivier Doubre  • 22 janvier 2015 abonné·es
Créer, c’est faire œuvre de responsabilité
© Photo : AFP PHOTO / JOEL SAGET

Déprogrammer. C’est la décision qu’a prise le 16 janvier (avant de faire machine arrière), le maire UMP de Villiers-sur-Marne à propos du film Timbuktu d’Abderrahmane Sissako. Une belle fiction qui montre la réalité de l’occupation et la mise en coupe réglée par des jihadistes d’un village à quelques encablures de Tombouctou. Étrangement, Jacques-Alain Bénisti, l’édile de cette commune, a pensé que le film pouvait « faire l’apologie du terrorisme ». C’est évidemment tout le contraire, puisque l’œuvre du cinéaste mauritanien présente des combattants intégristes au Mali « aussi redoutables que ridicules », comme l’écrivait ici récemment Christophe Kantcheff.

À la suite du tollé provoqué par sa décision, le maire a décidé de reprogrammer le film. Ne souhaitant pas polémiquer avec l’élu, Abderrahmane Sissako, interrogé par France Inter, a préféré commenter la une du premier numéro de Charlie Hebdo après la tuerie, portant une caricature du prophète : « Je trouve cela dommage ; le moment n’est pas à la surenchère, il faut avoir du respect pour tous. » Tout artiste, tout écrivain, tout journaliste, ne devrait-il donc pas s’interroger sur la responsabilité morale, éthique, du message dont il est l’auteur, dans le contexte dans lequel il sera reçu ? Peut-il considérer sa liberté d’expression ou de création si absolue qu’il puisse s’affranchir de précautions ? La défense parfois revancharde de la liberté d’expression telle qu’on l’entend depuis l’odieux attentat contre Charlie Hebdo ne prend-elle pas des dimensions dangereuses pour cette liberté d’expression même ? Un autre rétropédalage a eu lieu ces derniers jours, de nature très différente toutefois. La revue des jésuites, Études, a mis en ligne, au lendemain de l’attentat contre Charlie, quelques-unes des fameuses caricatures sur son site Internet. Une « réaction à chaud », expliquait la rédaction dans un petit billet collectif en marge des dessins, « pour manifester notre soutien à nos confrères assassinés » et dire que, « si nous sommes “Charlie”, pas plus qu’hier nous ne partageons sa ligne éditoriale ni forcément son humour ». Les critiques ont bientôt fusé vis-à-vis de ces catholiques reproduisant des dessins de l’hebdo satirique – jamais tendre avec la foi et surtout la hiérarchie de l’Église apostolique romaine. Aussi la revue a-t-elle retiré les caricatures de son site pour « mettre fin aux polémiques » et surtout « prendre le temps de la réflexion ». En particulier sur « la question de l’humour par rapport à la religion », précise son rédacteur en chef, François Euvé.

Pour autant, ce dernier ne regrette pas sa première décision de mettre ces dessins en ligne, « par volonté de solidarité et de défense de la liberté d’expression, car on ne tue pas pour des caricatures, quand bien même elles nous mettent mal à l’aise ». L’heure, selon lui, doit être « à l’apaisement » … La revue avait d’ailleurs été « critique » lors de la première publication, en 2007, des caricatures de Charlie, « parce qu’il nous semblait inutile d’offenser ». « La liberté d’expression atteint là sa limite », poursuit le théologien laïc, « car l’auteur d’une œuvre ou d’un texte ne peut se détacher du contexte social dans lequel ils apparaissent ». Mais, au-delà de la question théorique des limites circonstanciées de la liberté d’expression, il s’agit, pour François Euvé, de se demander « si Charlie a toujours choisi les bonnes cibles : d’accord pour la critique des puissants, des totalitarismes et même des Églises ou des religions, mais ce n’est pas la même chose, par exemple, de cibler l’Arabie saoudite que de choquer les musulmans de France, qui se sentent déjà exclus et minorés ». Et d’ajouter, non sans courage pour ce catholique pratiquant attaché au vivre-ensemble, que « caricaturer Mahomet en France et se moquer, parfois jusqu’à choquer profondément, de l’Église catholique – qui conserve une place influente dans notre société –, ce n’est pas comparable… ». Sociologue spécialiste du champ intellectuel et de la littérature, Gisèle Sapiro a longuement étudié les débats concernant la limite de la liberté d’expression dans les années 1930 et 1940 – quand aucun texte de droit ne poursuivait l’incitation à la haine envers une race ou une religion, à l’exception du décret-loi « Marchandeau », adopté en 1939 mais abrogé par Vichy dès août 1940.

La chercheuse défend aujourd’hui le cadre de la loi de 1972, qui, peu ou prou, reprend les principes du décret-loi « Marchandeau ». Mais elle rappelle que « les écrivains et les artistes ont toujours contribué à étendre les limites de la liberté d’expression », tout en soulignant « le devoir de responsabilité de chacun, dans le cadre de la loi : Charlie Hebdo avait remporté son procès contre les associations musulmanes qui l’avaient attaqué pour avoir caricaturé Mahomet ». Aussi veut-elle croire que « les journalistes et dessinateurs de Charlie ont, en conscience, intériorisé les limites à la liberté d’expression – qui sont également morales ». Et il serait, selon elle, « particulièrement mal venu aujourd’hui de critiquer Charlie … » .

En tant qu’organisation syndicale, le Syndicat national des journalistes de la CGT a défendu les caricatures publiées par Charlie, « sans toujours partager [sa] ligne éditoriale ». Et en soulignant la responsabilité qu’endosse tout journaliste ou dessinateur de presse. Car, comme le précise Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT, « la liberté d’expression n’est jamais théorique ou absolue : c’est une question complexe puisque, même d’un point de vue juridique, celle-ci évolue en fonction de l’interprétation de la jurisprudence. » Or, en dehors même de la question de la responsabilité civile ou pénale du journaliste, celui-ci ne peut jamais s’affranchir d’une responsabilité personnelle et morale. « L’artiste, l’écrivain, le caricaturiste ou le journaliste doit pouvoir expliquer publiquement ce qu’il a fait, en adoptant un comportement de citoyen qui va au-delà de la seule question de sa responsabilité juridique », reconnaît l’avocate Agnès Tricoire, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle [^2]. C’est cette exigence qu’a mise en avant dans son texte fondateur l’Observatoire de la liberté de création, dont l’avocate fut l’une des initiatrices, organisme créé en 2002 en lien avec la Ligue des droits de l’homme.

Cet observatoire revendique (et la jurisprudence lui a en grande partie donné raison) que « l’artiste, dans son œuvre, ait une liberté plus grande que le citoyen lambda pour exprimer certaines choses : un personnage peut ainsi, par exemple, tenir un propos raciste, quand bien même ce dernier tomberait sous le coup de la loi dans la vraie vie ». Dans le même esprit, explique Emmanuel Vire, « on ne demande pas l’interdiction du livre de Michel Houellebecq, même s’il contient parfois des propos inacceptables qui peuvent avoir des conséquences graves, mais on peut pointer le caractère irresponsable de l’écrivain, qui se retranche derrière une pseudo-liberté d’expression “totale” ». Et de remarquer, en outre, que « juifs, catholiques et musulmans n’ont pas la même place dans la société ». Il appartient donc à l’émetteur du discours, au créateur d’une œuvre, de se préoccuper des conditions et des effets sociaux, de leur réception et de leur diffusion. Au-delà de la seule question du droit. Or, avec les réseaux sociaux et plus largement Internet, tout contenu est susceptible d’avoir un écho extrêmement large. Bien plus que ne pourrait l’imaginer, ou le craindre, son auteur. Mais Internet, loin d’être un espace mondial de diffusion, se divise d’abord, pour l’immense majorité de ses utilisateurs, en différents espaces linguistiques. Selon l’idiome d’un contenu, sa diffusion se limitera essentiellement à la partie du réseau mondial visitée par les lecteurs de la langue en question. « Cette séparation linguistique explique pourquoi l’image a une telle force sur le Net : c’est le seul contenu capable de franchir les limites des aires linguistiques », explique Xavier de La Porte, spécialiste d’Internet, rédacteur en chef du site d’informations Rue89. D’où l’effet potentiel des dessins de Charlie  ! Mais, à l’heure des ordinateurs interconnectés, si la responsabilité de l’auteur d’un contenu demeure pleinement engagée, sa diffusion vient à lui échapper : « Chaque page postée sur Internet, texte, image ou vidéo, est susceptible d’être diffusée par chacun des internautes qui y a accès ; mieux, on compte même, dans de nombreux cas, sur d’autres gens pour la diffuser. Et, très vite, il est très difficile de savoir pourquoi tel ou tel internaute va diffuser tel ou tel contenu, ni où ni vers qui. On ne maîtrise pas ces éléments. Et on ne se pose même plus la question… » La question de la responsabilité de l’artiste est donc aujourd’hui plus complexe encore.

Tournons-nous alors vers les philosophes pour tenter de défricher le champ de nos interrogations, à l’heure où un unanimisme tend à rendre inaudible, dans le débat public, toute voix discordante en dehors du désormais trop simple « Je suis Charlie ». Marie-José Mondzain [^3], spécialiste de l’art et de l’image, se veut d’abord prudente, après la gravité des crimes advenus, « dont Charb et ses collègues ne sauraient être tenus pour coupables ». Mais elle refuse « les opérations de lissage intellectuel en cours ». Si la question de la culpabilité ne se pose pas, celle de la responsabilité « déplace assurément le curseur et pousse à se demander dans quelle mesure ce qu’ils font doit tenir compte de la situation politique et sociale ». Car, à l’instar de tout être humain, « aucun artiste ne peut être considéré comme irresponsable de ses actes, fussent-ils création ». Pour la philosophe, s’il est un rôle fondamental de l’art, c’est d’abord « d’être un geste qui suspend la violence des passages à l’acte ; or, si aujourd’hui ce geste est considéré comme un passage à l’acte, qui va provoquer à son tour d’autres passages à l’acte, alors il faut arrêter – et ne pas renchérir ! ». Et Marie-José Mondzain de citer André Gide : « Les assassins manquent d’imagination »

Pour Yves Citton [^4], philosophe spécialiste du champ littéraire, on doit d’abord se méfier des intégrismes de la pensée, brandissant des principes abstraits quel que soit le contexte. Il cite Régis Debray : « Aucune société ne peut vivre sans sacré, et toutes rendent illégale l’énonciation de certaines choses. » Aussi le philosophe critique-t-il aujourd’hui « les voix de l’intégrisme laïciste et républicaniste très français, qui, depuis ces odieux attentats, ont pris une place encore plus importante : d’un côté on considère inimaginable d’interdire des dessins, et de l’autre on adopte des lois réprimant “l’offense au drapeau ou à l’hymne national” ». Pointant cette « liberté d’expression à géométrie variable », Yves Citton préfère s’interroger sur « les discours qui font le jeu d’une “norme majoritaire”, comme disait Deleuze, par exemple ceux qui, chaque jour, humilient les populations musulmanes. De ce point de vue, j’aurais tendance à penser que Charlie participe depuis plusieurs années à une position majoritaire vis-à-vis des musulmans, qui, dans le contexte français, n’ont pas besoin de cela ! ». Et d’insister, en bon spinoziste, sur la responsabilité et l’éthique de tout émetteur d’un discours, qui intervient forcément dans un contexte socio-historique déterminant ses prises de position et leurs conséquences. « Si un dessinateur faisait des caricatures contre le prophète en Arabie saoudite, je le soutiendrais totalement, car il lutterait là-bas contre les dominants. Ce n’est pas la même chose en France… »

[^2]: Auteure de P etit Traité de la liberté de création (La Découverte, 2011).

[^3]: Dernier ouvrage paru : Images (à suivre). De la poursuite au cinéma et ailleurs (Bayard, 2011).

[^4]: Dernier ouvrage paru : Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014).

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