Qu’a fait la France pour ses banlieues ?

L’État dépense plus par habitant dans les quartiers riches.

Thomas Coutrot  • 22 janvier 2015 abonné·es

Charlie n’est pas un bloc. Il est vivant, donc conflictuel. Le journaliste Philippe Lançon, rescapé de la tragédie du 7 janvier, a relaté cette incroyable engueulade en conférence de rédaction entre le dessinateur Tignous et l’économiste Bernard Maris, quelques minutes avant l’arrivée des tueurs, précisément à propos des jihadistes français : « Tignous ne les justifiait absolument pas, mais, en vrai gars de la banlieue, en rescapé de la pauvreté, il se demandait ce que la France avait vraiment fait pour éviter de créer ces monstres furieux, et il piqua une formidable et sensible gueulante en faveur des nouveaux misérables. Sa voix remontait soudain des temps de la Commune. Bernard Maris lui répondit que la France avait beaucoup fait, déversé des tonnes d’argent [^2]. »  

« La France » a-t-elle beaucoup fait pour ses banlieues, comme l’oncle Bernard l’affirmait dans la chaleur du débat ? Pour une fois, il avait tort. Les crédits de la politique de la ville représentent moins de 1 % des dépenses de l’État, alors que les zones urbaines sensibles regroupent 7 % de la population. Surtout, « de nombreux acteurs et observateurs de la politique de la ville ont estimé que ses crédits spécifiques avaient été utilisés en substitution de ceux des politiques de droit commun [^3] »  : l’État dépense nettement plus par habitant dans les quartiers riches que dans les quartiers pauvres. Le Programme national de rénovation urbaine lancé en 2003 était doté de 12 milliards d’euros pour organiser la démolition-reconstruction des grands ensembles, mais il n’a pas réduit la relégation sociale des populations. Depuis le début de la crise de 2008, les écarts de revenus et de taux d’emploi se sont encore fortement creusés entre les banlieues populaires (« zones urbaines sensibles ») et le reste de la société française : l’écart de taux de chômage est ainsi passé de 9 à 14 points entre 2008 et 2012.

Les moyens de la politique de la ville sont donc clairement insuffisants, dans un contexte de chômage massif imposé par les politiques d’austérité et les discriminations raciales à l’embauche. Au-delà des moyens, c’est la méthode technocratique et autoritaire qui pose problème, comme le relevait le rapport Mechmache-Bacqué « Pour une réforme radicale de la politique de la ville ». Le choc des attentats des 7 et 9 janvier, et la réaction de responsabilité collective qui a suivi, pourrait avoir comme conséquence inattendue de mettre fin au déni de réalité concernant la responsabilité des pouvoirs publics dans la situation des banlieues. Il pourrait être l’occasion de lancer une vraie réflexion, portée par les habitants et leurs associations, sur les urgences, les moyens, les méthodes d’action de la politique de la ville, afin de commencer à réduire cette fracture socio-ethnique qui déchire la société française. Réfléchir mais aussi agir, par l’auto-organisation et l’intervention dans l’espace public. Comme aux temps de la Commune ?

[^2]: Libération, 13 janvier.

[^3]: « La “nouvelle politique de la ville” au prisme des évaluations du passé », Renaud Epstein, En finir avec les banlieues ?, Thomas Kirszbaum (dir.), L’Aube, 2015.

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