Chassé-croisé États-Unis-Europe

En termes de régression sociale, les États-Unis devancent l’Europe.

Gérard Duménil  • 12 février 2015 abonné·es

Quand on réfléchit aux grands thèmes qui traversent aujourd’hui les rubriques économiques de la presse, on est frappé par la juxtaposition des débats consacrés aux rachats de titres par la BCE et à la victoire de Syriza aux élections grecques, jusqu’aux mesures de rétorsion que la BCE vient de prendre contre la Grèce. Cette convergence des événements est soulignée par les échos sur la situation de l’Europe provenant de certains milieux des États-Unis. Je pense aux prix Nobel keynésiens Paul Krugman et Joseph Stiglitz et à quelques autres, voire au président Obama. Les chroniques de Krugman sont les plus virulents manifestes : la troïka qui gouverne l’Europe – la Commission, la BCE et le FMI – y est tournée en dérision : « économie imaginaire », « compte (sic) de fées » … À entendre ces voix, l’austérité entraîne l’économie européenne (et derrière elle le monde) vers la déflation. Et on ne saurait leur donner tort. Survient maintenant la victoire de la gauche radicale en Grèce, et nous entendons les mêmes ténors états-uniens faire l’éloge de l’étalement, voire du non-remboursement de la dette grecque.

Nos journaux s’émerveillaient encore ces derniers jours : la BCE était supposée faire enfin siennes les pratiques de la Réserve fédérale, introduisant l’Europe aux délices de l’assouplissement quantitatif et des politiques monétaires non conventionnelles venues d’outre-Atlantique. L’Europe marchait sur les voies tracées par les États-Unis, dont la même presse célèbre les prouesses économiques récentes. La décision soudaine de la BCE de couper son soutien aux banques grecques montre pourtant que les conditions politiques d’un keynésianisme de droite ne sont pas même réunies sur le Vieux Continent.

Ces politiques auraient-elles d’ailleurs des chances de réussir ? À poser la question, on en vient à s’interroger sur d’autres performances moins reluisantes des États-Unis, qui expliquent dans une large mesure les écarts de résultats. Comment le pays le plus riche du monde a-t-il réussi à reconstituer une main-d’œuvre industrielle si bon marché, réduisant ses coûts de production à des niveaux quasi chinois ? Et je laisse ici de côté les dégâts environnementaux de la diminution du prix de l’énergie. Si les États-Unis peuvent revendiquer des avancées en matière de politiques macroéconomiques, en termes de régression sociale ils devancent largement l’Europe. Les lecteurs des travaux de Thomas Piketty savent que la croissance des inégalités a été fulgurante aux États-Unis, et les lecteurs très attentifs que ce n’est pas le cas en France [^2].

L’intégration des deux régions du monde dans la mondialisation néolibérale est de nature très distincte, et les mêmes politiques n’y auront pas les mêmes effets. Nos classes (sociales) supérieures et leurs gouvernements savent qu’il leur faut imiter l’exemple des États-Unis, c’est-à-dire casser les conquêtes populaires de l’après-guerre. Là, toutes les droites se rejoignent. La Grèce fut et demeure un terrain d’expérimentation privilégié. À Syriza, il faut dire : « Rendez-vous à Bruxelles » !

[^2]: On peut détecter un frémissement suggérant que l’Europe pourrait suivre l’exemple des États-Unis. Dans les données de Piketty, le groupe au plus bas revenu est toujours le 0-90 % de la hiérarchie des revenus. On ignore donc ce qu’il advient véritablement des plus pauvres.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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