À quoi sert le Front national ?

On a suffisamment glosé sur la porosité de la droite aux idées du FN pour éviter de prendre pour une grande victoire les quelques points d’avance de l’UMP.

Denis Sieffert  • 26 mars 2015 abonné·es

Il paraît qu’en apprenant les résultats des départementales, dimanche soir, Manuel Valls a allumé un cigare. Sans doute parce que le champagne n’était pas au frais. Mais, diantre, quelle victoire allait-il fêter en cette soirée électorale ? Il venait d’apprendre que son parti était éliminé dans plus de 500 cantons, qu’il avait perdu quatre points par rapport aux cantonales de 2011, qu’il était désormais devancé par la droite et l’extrême droite, et que, selon toute vraisemblance, une trentaine de départements allaient lui échapper dans une semaine. Pas vraiment de quoi griller un Cohiba ! Il n’a pas fallu attendre longtemps pour comprendre la raison d’un contentement non dissimulé. Quelques minutes après 20 heures, quand le Premier ministre s’est avancé devant micros et caméras, ce n’était pas en effet pour avouer un échec, en chercher les causes ou proposer des remèdes, mais bel et bien pour se flatter d’un succès : « Ce soir, a-t-il commenté, l’extrême droite, même si elle est trop haute, n’est pas la première formation politique de France. Je m’en félicite, parce que je me suis personnellement engagé. »

Elle était donc là la victoire de Manuel Valls ! Grâce à son implication dans la campagne, le tandem UMP-UDI devance le FN. Ce n’est peut-être pas un triomphe pour le Parti socialiste, mais tout de même ! Le « camp républicain » a résisté. Les considérations sur « le total des voix de la gauche » ne sont venues qu’après. À entendre ce discours, on s’est dit que le Front national – du moins, l’usage qui en est fait – n’est décidément pas inutile. Ne sert-il pas à gommer peu à peu l’opposition droite-gauche ? Comme si UMP et PS n’avaient plus besoin de se distinguer pourvu qu’ils parviennent à repousser les assauts de cet ennemi commun. À quoi bon se quereller entre « républicains » sur des vétilles économiques et sociales quand le péril est ailleurs. « Républicain », c’est évidemment le qualificatif du front que Manuel Valls appelle de ses vœux pour le second tour de ces départementales. Mais c’est aussi, dit-on, le nom que Nicolas Sarkozy va prochainement donner à l’UMP, à l’imitation de la droite américaine. Ainsi la confusion sera bientôt totale. Tant pis si l’UMP et le PS ne font plus qu’un, pourvu que le Front national soit terrassé. C’est en tout cas le message que le Premier ministre a voulu délivrer dimanche soir, dans la continuité de la campagne qu’il a menée depuis deux semaines. Bien entendu, ce n’est pas ici que l’on minimisera l’importance de la lutte contre le parti des Le Pen père et fille. Mais est-on bien sûr que le combat du Premier ministre, et avec lui de la direction du Parti socialiste, soit tellement efficace ?

Les résultats de dimanche devraient au moins semer le doute. Le FN gagne onze points par rapport aux cantonales de 2011. Il n’y aura bientôt plus en France un lopin de terre qui échappe à son influence. Et politiquement, il continue de diffuser son venin dans une bonne partie de la classe politique. Le « républicain » Sarkozy vient par exemple de relancer le débat sur l’interdiction du voile à l’université. Comme il vient d’approuver bruyamment son ami le maire UMP de Chalon-sur-Saône qui a supprimé le menu de substitution en cantine scolaire. Deux mesures directement inspirées du discours du Front national, et que condamne d’ailleurs Manuel Valls. On se souvient aussi, en 2012, des diatribes de Sarkozy contre les immigrés. Sans parler des débats sur l’identité nationale. Tout le monde a suffisamment glosé sur la porosité de la droite aux idées du FN pour éviter de prendre aujourd’hui pour une grande victoire « républicaine » les quelques points d’avance de l’UMP. Sans même parler du fameux « ni-ni ». Car si Manuel Valls montre une certaine complaisance à l’égard de la « droite républicaine », la réciproque n’est pas vraie. Au contraire, c’est bien à la gauche, fût-elle socialiste, que les dirigeants de l’UMP réservent leurs coups.

Conclusion : s’il s’agit vraiment de faire refluer la vague « bleu marine », la stratégie anti-FN de Manuel Valls est donc désastreuse. En revanche, elle n’est pas mauvaise s’il s’agit d’esquiver un débat de fond sur la politique économique et sociale du gouvernement. Mais, si nos concitoyens ont l’impression que la « stigmatisation » du Front national par le Premier ministre relève de la manœuvre politicienne, l’effet ne peut être que paradoxal. Crier « le fascisme ne passera pas ! » est une bonne chose. À condition qu’on ne l’alimente pas en même temps en verrouillant tous les débats sur une alternative économique, et qu’on ne justifie pas le slogan lepéniste « UMPS », fût-ce en le labellisant « républicain ». Autrement dit, le plus efficace serait sans aucun doute de parler un peu moins du Front national et de remobiliser les abstentionnistes sur une vraie politique de gauche. Mais il y a belle lurette que cette idée n’effleure plus l’esprit du Premier ministre ! Marine Le Pen n’a donc pas grand-chose à craindre de ce côté-là. Elle a plus à redouter d’un Nicolas Sarkozy, qui n’est pour elle ni un ennemi ni un adversaire, mais un concurrent. Ce qui n’est pas la même chose.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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