Daech : un retour de l’histoire

Plusieurs ouvrages permettent de mieux comprendre les succès – idéologiques avant d’être militaires – de l’État islamique.

Denis Sieffert  • 26 mars 2015 abonné·es
Daech : un retour de l’histoire
© Photo : AFP PHOTO / HO / AL-FURQAN MEDIA

Le 10 juin 2014, à Yaaroubiya, sur la frontière syro-irakienne, l’État islamique (EI) organise une séance vidéo. Les images du drapeau noir flottant en ce lieu improbable seront largement diffusées sur les réseaux sociaux. Un tweet accompagne cette mise en scène : « Briser la frontière Sykes-Picot ». Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, qui relate cet épisode dans un ouvrage indispensable [^2], note que l’EI se trompe de lieu. Ce n’est pas là que les accords Sykes-Picot ont situé la ligne de partage, en 1916, entre les empires coloniaux britannique et français. Mais qu’importe ! Le message demeure. Daech (acronyme arabe de l’État islamique) s’offre ainsi une revanche sur la trahison du monde arabe par les puissances occidentales au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Les références au passé et la responsabilité historique des Occidentaux sont également au centre du livre, plus discutable, de la journaliste italienne Loretta Napoleoni [^3], qui dresse un parallèle audacieux entre l’idéologie jihadiste et le rêve sioniste d’un « retour sur une terre promise ». Même si la comparaison paraît à son auteure « absurde et répugnante », elle y voit un trait commun à plusieurs conflits actuels : « La reprise d’un passé religieux intemporel » pour légitimer des « constitutions modernes ». Parmi toutes les explications à la fascination que Daech peut exercer sur des jeunes musulmans de nos régions, le discours anticolonial n’est pas la moindre. À juste titre, Pierre-Jean Luizard parle de « retour de l’histoire ». C’est l’autre face du mouvement d’Abou Bakr Al-Baghdadi, sans laquelle ses succès sont incompréhensibles quand nous ne voyons de lui que ses décapitations d’otages occidentaux, ses massacres de la minorité yézidi, et ses destructions des statuaires préislamiques.

Mais Luizard met aussi l’accent sur les causes politiques récentes de la fulgurante montée en puissance de Daech. Il insiste sur les persécutions dont la communauté sunnite a été victime sous le mandat de l’ex-Premier ministre chiite irakien Nouri Al-Maliki, de 2006 à 2014. « À Mossoul, pendant l’année 2013 et le premier semestre 2014, écrit Luizard, des exécutions extrajudiciaires ont lieu par dizaines de la part des forces gouvernementales. » Le chef de la police rançonne les habitants en les menaçant de mort. Ce qui explique que les combattants de Daech, qui entrent à Falloujah en janvier 2014, puis à Tikrit et à Mossoul, sont accueillis comme des libérateurs par une grande partie de la population. Ce qui est moins connu encore, c’est ce qu’il faut bien appeler l’habileté politique des dirigeants jihadistes. Plutôt que de s’imposer de l’extérieur, ils pactisent avec les chefs de tribu et leur délèguent des pouvoirs administratifs en contrepartie d’une allégeance politique et religieuse. Durant la phase de conquête, le groupe trouve ainsi des appuis parmi les notables locaux, recrute d’anciens militaires de l’armée de Saddam Hussein, récupère leurs armes américaines et reprend en main un trafic de pétrole auquel s’adonnait, avant lui, le régime de Bagdad. En plus du pétrole, la prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, lui ouvrira les coffres-forts des banques. De quoi pratiquer un clientélisme d’une grande efficacité. Le tout porté par un discours qui n’est pas que religieux.

Sur un plan stratégique, Daech a progressé à l’abri d’autres conflits qui ont paru prioritaires. La Turquie, notamment, a longtemps été plus préoccupée par la montée en puissance des Kurdes. Quant au régime syrien, il est allé plus loin encore. La priorité de Damas était d’écraser la révolution démocratique. Il fallait aussi la discréditer aux yeux des Occidentaux. Dans un livre passionnant, le journaliste Nicolas Hénin montre comment le régime a utilisé les groupes jihadistes à ces fins [^4]. Entre Bachar et Daech, il s’est agi de beaucoup plus que d’une alliance objective pour faire converger leurs coups sur l’Armée syrienne libre (ASL). C’est pourquoi Daech n’a pas en Syrie l’implantation qu’il a en Irak. La communauté sunnite de Syrie lui est assez largement hostile dans les grands centres urbains, où l’autre organisation jihadiste, Jabhat Al-Nusra, liée à Al-Qaïda, a une forte audience. Au total, trois livres pour comprendre le phénomène Daech, son ambition d’édifier un califat territorialisé, qui le différencie d’Al-Qaïda. Et pour tirer les conséquences d’une politique de la force pratiquée par les grandes puissances, qui se retourne contre elles aujourd’hui. Contrairement à la rhétorique de certains de nos philosophes obscurantistes, comprendre n’est pas excuser. C’est retrouver l’enchaînement de l’histoire, pour mieux se donner les moyens politiques du combat.

[^2]: Le Piège Daech , Pierre-Jean Luizard, La Découverte, 188 p., 13,50 euros.

[^3]: L’État islamique , Loretta Napoleoni, Calmann-Lévy, 188 p., 17 euros.

[^4]: Jihad Academy , Nicolas Hénin, Fayard, 254 p., 18 euros.

Idées
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

« Fanon nous engage à l’action »
Entretien 16 juillet 2025 abonné·es

« Fanon nous engage à l’action »

À l’occasion du centenaire de la naissance de Frantz Fanon, sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, revient sur l’actualité cruciale de son œuvre, ses usages, ses trahisons, et sur l’urgence d’une pensée véritablement décoloniale, face aux replis identitaires et aux résistances d’un ordre postcolonial jamais réellement démantelé.
Par Pierre Jacquemain
Frantz Fanon, un éclairage disputé sur l’héritage colonial 
Idées 16 juillet 2025 abonné·es

Frantz Fanon, un éclairage disputé sur l’héritage colonial 

Alors que l’on célèbre le centenaire de la naissance de Fanon, sa pensée reste centrale dans la compréhension du passé et du présent colonial. Quitte à susciter des interprétations opposées.
Par François Rulier
Fanny Gollier-Briant : « Il faut absolument repolitiser la souffrance des jeunes »
Entretien 16 juillet 2025 abonné·es

Fanny Gollier-Briant : « Il faut absolument repolitiser la souffrance des jeunes »

La pédopsychiatre au CHU de Nantes considère le « plan psychiatrie » présenté en juin par le gouvernement largement insuffisant, alors que les chiffres sur la santé mentale des adolescents et des jeunes adultes sont extrêmement inquiétants.
Par Elsa Gambin
En finir avec le mythe du « banlieusard-casseur »
Idées 16 juillet 2025 abonné·es

En finir avec le mythe du « banlieusard-casseur »

À chaque débordement dans un cadre festif, les projecteurs médiatiques se braquent sur la jeunesse venue des périphéries. Entre fantasme médiatique et héritage colonial, cet imaginaire a la peau dure.
Par Kamélia Ouaïssa