Je me connecte, donc je suis

Rien qu’en naviguant normalement sur Internet, nous offrons quantité d’informations qui font la joie des publicitaires.

Lena Bjurström  • 19 mars 2015
Partager :
Je me connecte, donc je suis
© Science Photo Library / VSC

Mardi, 7 h 30, le réveil sonne. Petit-déjeuner, je consulte les actualités sur mon smartphone. Tiens, Emmanuel Macron compare le métier de banquier d’affaires à celui de prostituée. Je lirai ça plus tard, mon amie Martine a publié sur Facebook des photos de son chaton. Je clique, « J’aime ». Il me faut un cadeau pour l’anniversaire de mon père, je tape « cadeau papa » sur Google, et je tombe sur des suggestions de cours d’œnologie, de voitures sportives et de verres à whisky. Ça m’énerve. J’envoie donc un mail à ma sœur pour lui demander si elle a des idées. Pendant ce temps, mon smartphone m’a géolocalisée, Facebook m’a suggéré tout un tas d’articles de chatons, Google a enregistré ma recherche, et scanné mon mail repérant les mots « cadeau » et « papa ». Un peu plus tard dans la journée, je retrouverai sur mon profil Facebook des suggestions de cours d’œnologie, de voitures de sport et de verres à whisky. Brosse à dent, métro, bureau. Je lance l’ordi, et me connecte immédiatement à mes mails, divers comptes de réseaux sociaux, et des sites d’info. À son tour, mon ordinateur me géolocalise. Mon smartphone, lui, n’a jamais arrêté. Je tape « Macron banquier prostituée » sur Google, et pendant que je lis l’article préalablement repéré, cette étrange requête va s’ajouter à mon historique de navigation, sur l’ordinateur, et sur mon historique de compte Google, en ligne, où « débat euro Attac Lordon Coutrot » côtoie poétiquement « vidéo bébé manchot » et des milliers d’autres recherches, effectuées depuis plusieurs ordinateurs ces dernières années, et soigneusement mémorisées. Je partage l’article sur Facebook, attaque une recherche sur les violences faites aux femmes en Turquie… Le soir venu, j’échangerai avec une amie sur messagerie, partagerai des articles sur Facebook, twitterai des commentaires sur l’émission regardée en ligne…

La problématique des données personnelles n’est pas neuve. En 1974, un scandale autour d’un projet gouvernemental de centralisation des fichiers administratifs français a débouché sur la loi Informatique et Libertés, et la création d’une instance indépendante chargée d’assurer les droits informatiques des citoyens, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). De là date la première définition des « données à caractère personnel », soit « toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement ». Trente ans plus tard, cette définition est toujours d’actualité. Mais elle concerne une quantité infiniment plus grande de données, celles que nous disséminons sur Internet. « Toutes les données en ligne peuvent, une fois croisées, permettre de nous identifier, explique Christiane Féral-Schuhl. Elles sont donc potentiellement toutes des données personnelles. »
L’identité en ligne, c’est ça. Un savant mélange d’exposition de soi et d’exploration d’informations. Derrière nos écrans, nous nous livrons à des activités officielles ou secrètes, professionnelles, sociales et intimes. Et chacune de nos activités est enregistrée, stockée. Autant d’informations personnelles que nous livrons sur la Toile, dessinant plus ou moins consciemment un profil d’internaute. Nos personnalités ne peuvent certes pas se réduire à des données, mais celles-ci peuvent en revanche largement renseigner sur nos activités. « L’identité numérique est faite de plusieurs couches, explique Olivier Ertzscheid, auteur d’ Identité numérique et e-réputation [^2]. Il y a tout d’abord les informations que l’on donne volontairement et consciemment – l’image que l’internaute veut donner de lui-même sur les réseaux sociaux notamment –, celles que l’on donne volontairement – les indications, nom, âge, adresse mail, etc, que l’on remplit en s’inscrivant à un service en ligne –, et enfin les informations que l’on donne inconsciemment, les données navigationnelles. »

Les plateformes que l’on utilise (Google, Facebook…), les sites que l’on visite nous identifient, par le biais de notre adresse IP (numéro d’identification attribué à tout appareil connecté) ou de notre compte, si l’on s’est préalablement enregistré. Et ils enregistrent notre navigation en temps réel. L’objectif ? Mieux nous connaître. À quelles fins ? Publicitaires, d’abord. Car avec son foisonnement de données, Internet représente pour le marketing une incroyable opportunité de nous cibler, et de rentabiliser ainsi les publicités en ne visant que les personnes vraiment susceptibles de cliquer, puis d’acheter. Pour un site visité, ce sont des dizaines de régies publicitaires qui sont averties de notre présence, pistent notre navigation pour faire ensuite l’interface entre un annonceur et le site qui pourrait héberger sa publicité. En cliquant sur le site de la Fnac, par exemple, l’internaute avertit inconsciemment pas moins de 12 sites tiers de sa présence. Deux clics plus tard, tandis qu’il lit la fiche de vente d’un smartphone, ils sont 21 à traquer son activité en ligne, notamment par le biais de « cookies ». Une simple ligne de code, un petit fichier texte gourmand déposé sur l’ordinateur de l’internaute, qui leur permettra de mémoriser son parcours, ses intérêts, ses données. « Les cookies sont originellement faits pour faciliter la navigation, explique Olivier Ertzscheid. Réserver un billet de train sur le site de la SNCF, par exemple, ne serait pas possible sans eux car le site ne garderait pas en mémoire la destination, l’horaire, etc. Mais dans les faits, si on ne les supprime pas, ils restent très longuement sur l’ordinateur, et deviennent des “mouchards”, qui renseignent les sites qui les ont émis. » Si l’internaute renonce à acheter ce smartphone, les régies en seront informées, et il pourrait bien se retrouver sous peu avec des publicités pour ledit produit dans sa boîte mail, ou sur les réseaux sociaux. L’offre se porte toujours mieux quand elle crée la demande.

À ce petit jeu de la publicité ciblée, certains sont passés maîtres. Nul mieux que Google ou Facebook ne pourra proposer aux entreprises une publicité parfaitement millimétrée, comme l’explique Olivier Ertzscheid : « Une entreprise de tondeuses à gazon toque à la porte de Facebook. Moyennant une somme coquette, ce dernier pourra lui proposer d’afficher une publicité uniquement sur les profils de personnes avec un tout nouveau jardin, qui n’ont peut-être pas encore de tondeuse. » Le pouvoir, c’est la donnée. Les grands gagnants du marché sont donc ceux qui, grâce à notre usage généralisé de leurs services, sont le mieux renseignés. Mais pouvait-on user de Google et Facebook sans contrepartie ? Aujourd’hui, la publicité représente plus de 90 % des revenus de ces deux géants, la base même de leur modèle économique. Leurs services n’ont jamais été gratuits, juste monnayés en informations personnelles, lucrativement exploitées. La pratique de la publicité ciblée n’est pas nouvelle. C’est même le principe de base du marketing. Mais en ligne, cette capacité de profilage s’est décuplée. « Hors ligne, on compartimente beaucoup plus nos vies, souligne Adrienne Charmet, de l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net. On ne se promène pas dans la rue avec notre nom écrit sur le front, le numéro de carte bleue tatoué sur la main, un historique de tous nos déplacements de ces derniers mois qui nous suit derrière. » Tandis que sur le Net, selon nos activités, de multiples aspects de nos vies peuvent s’entremêler, offrant ainsi un large panel d’informations.

À s’ébahir devant l’ampleur des données que nous livrons, on en vient à s’inquiéter d’être une bonne poire numériquement exploitée. Mais au-delà de la publicité, il y a de multiples usages possibles de nos données, car mises en commun, elles disent beaucoup sur nos inquiétudes ou intérêts, nos usages et nos sociétés. « La data, ce n’est pas positif ou négatif. C’est factuel, expose Marine Romezin, cadre chez Squid Solutions, entreprise d’outils d’analyse data. Pour les entreprises, c’est avant tout la possibilité d’optimiser leurs offres par l’étude des usages de leurs produits. Au-delà, on peut s’appuyer sur l’étude des données dans beaucoup d’autres domaines. » Analyse de l’évolution d’une épidémie, optimisation d’un service public, d’une aide humanitaire, amélioration de l’accès à l’information… « La data peut révolutionner notre compréhension du monde, comme elle peut empiéter sur notre vie privée, affirme-t-elle. Le vrai problème aujourd’hui, c’est le peu de compréhension du sujet. On prend conscience de l’impact que ça peut avoir, et le premier réflexe, c’est la peur. Mais il s’agit avant tout d’accompagner cette révolution qui, de toute façon, a déjà lieu. »

À lire : la Vie algorithmique, critique de la raison numérique , Éric Sadin, éd. l’Échappée, 278 p., 17 auros.

À voir : Webdoc Do Not Track à partir du 14 avril 2015
arte.tv/donottrack

[^2]: OpenEdition Press, 2013.

Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don