Manuel Valls, les intellectuels et le Front national

TRIBUNE. Le Premier ministre vient de dénoncer le silence des «grandes consciences» face à l’extrême droite. L’universitaire Maryse Souchard lui réplique dans une lettre ouverte.

Maryse Souchard  • 9 mars 2015
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Manuel Valls, les intellectuels et le Front national
© Photo : Manuel Valls à Boisseuil, le 5 mars 2015. (PASCAL LACHENAUD / AFP)

Monsieur le Premier Ministre,

C’est la lecture de l’article « Valls dénonce “l’endormissement face au FN” » , publié dans le journal Le Monde du 7 mars 2015 (p. 6) qui m’amène à vous écrire. Vos propos, tels qu’ils y sont rapportés, sont tellement incroyables, tellement inacceptables, qu’ils exigent une réponse. Vous déclarez :
« Où sont les intellectuels ? Où sont les grandes consciences de ce pays, les hommes, les femmes de culture, qui doivent monter, eux aussi, au créneau ? Où est la gauche ? »
Comment osez-vous dire des choses pareilles ? Comment osez-vous reporter sur d’autres la responsabilité qui vous incombe ? Comment osez-vous ne pas assumer l’isolement dans lequel le pouvoir que vous représentez et auquel vous participez s’est enfermé depuis si longtemps ?

Maître de conférences HC en sciences de l’information et de la communication – Université de Nantes/IUT de La Roche-sur-Yon –, elle est membre du Comité national de vigilance contre le racisme et l’anti-sémitisme. Universitaire et chercheur engagée, elle travaille sur l'extrême droite depuis plus de 20 ans.

Je ne dirai rien de la gauche, elle est en train de mourir de ses erreurs. Et s’il reste un « peuple de gauche », il ne votera sans doute pas pour vous, il ne sait d’ailleurs pas pour qui il votera, il y a même de grands risques qu’il ne vote pas. Vous croyez vraiment pouvoir encore le convaincre de s’engager dans un front républicain ? Pour vous laisser ce pouvoir qui semble tant vous séduire et dont vous ne faites pas grand-chose ?

« Les intellectuels » : voici une position bien parisienne, qui confond « intellectuels » et « universitaires » ou « chercheurs », qui fait fi de toutes celles et tous ceux qui travaillent sur l’extrême droite, ses dangers, sa montée inexorable, ses discours, etc., depuis si longtemps. Les « intellectuels » sont bien souvent des « spécialistes en tout », parfois même des courtisans, rarement de bons conseillers. Les universitaires et les chercheurs (et certains vous ont déjà répondu, Michel Wieviorka ou Gaël Brustier par exemple) ont depuis longtemps bien des informations à vous donner mais vous n’avez jamais montré la moindre velléité de les entendre.

Il faut dire que vous préférez écouter ceux qui vous rassurent, comme Pascal Perrineau ( « Le FN est isolé, il reste une puissance de premier tour » , Le Monde , 22-23 fév. 2015, p. 7), ou Stéphane Fouks et ses équipes qui ont offert dans le temps Vitrolles à Bruno Mégret (pour ne citer que quelques-uns de ceux qui vous conseillent). Ceux-là ne viennent jamais vous contredire, ils ne vous donnent jamais tort, ils mettent en scène vos analyses erronées avec une infinie complaisance.

Pourtant, il y a des années que des universitaires et des chercheurs écrivent, publient, s’engagent, participent à des échanges publics, travaillent avec des associations de citoyens pour contribuer à contrer la montée de l’extrême droite. Mais jamais avec le Parti socialiste !!! En 1997 déjà, nous écrivions : « Le Front national (…) pourra toujours donner une explication idéologique à ses propres échecs, jusqu’à la prise du pouvoir suprême, c’est-à-dire la présidence de la République. Peu à peu, il sera alors en confrontation directe avec la gauche. Le combat sera non pas gauche contre droite mais, comme à Vitrolles, démocrates contre non-démocrates. On doit prendre au sérieux le danger que représente Jean-Marie Le Pen pour la démocratie. Car ce que Jean-Marie Le Pen et le Front national mettent en cause, c’est notre liberté. » [^2] Nous avons encore beaucoup écrit depuis, mais vous ne nous avez jamais écoutés.

Les Jeunes socialistes de Vendée, qui m’avaient demandé de venir travailler avec eux sur le Front national à la veille des dernières élections municipales, ont annulé la rencontre parce que, disaient-ils, leurs instances nationales pensaient que le sujet n’était pas d’actualité. Plus récemment, lors d’une manifestation nantaise, Tissé-Métisse, les organisateurs n’ont, semble-t-il, pas aimé mon discours parce que j’y ai trop parlé de l’extrême droite alors qu’ils auraient voulu que je stigmatise davantage « le racisme qui sommeille en chacun de nous » . Il est vrai qu’ils sont proches du Parti socialiste. J’ai aussi publié une tribune dans Politis le 28 mai 2014 qui vous met en garde contre l’analyse complètement décalée que vous proposez. Et je pourrais, de la sorte, multiplier les exemples et les publications.

Je suis très en colère, Monsieur le Premier ministre. Nous allons vers la catastrophe, pire qu’en 2002 (là encore, nous avions essayé de vous alerter, vous et vos amis). Et il est strictement impossible de vous approcher, de vous expliquer ce qu’il serait indispensable de dire et de faire pour peut-être éviter ce qui est en train de se produire : un prochain gouvernement où l’extrême droite aura toute sa place si elle n’en a pas l’entière responsabilité.

Je peux bien vous dire que je suis à votre disposition pour essayer d’éviter ce scénario. Je suis tranquille, je sais que vous ne vous manifesterez pas, que vos conseillers vous en dissuaderont si vous en aviez l’intention (ils ont bien trop peur de perdre les avantages d’un pouvoir qu’ils voient leur échapper), que vous continuerez à faire des déclarations alarmistes sans rien engager de concret. Je suis très en colère et je suis très triste parce qu’il va être trop tard. Parce qu’il est sans doute déjà trop tard. Et que vous n’avez rien compris.

Post-scriptum du 10 mars (14h):
Et voilà que vous déclarez « avoir PEUR » !!! Comment avez-vous pu écouter l’abruti qui vous a conseillé cette stratégie stupide ? Le Général de Gaulle prenait les Français pour des veaux ; manifestement vous les prenez pour des c.ns.
On imagine la démarche suivante : « Les Français sont râleurs, lâches, obsédés par leur petit quotidien. On va leur dire qu’il faut avoir peur, la preuve c’est que vous avez peur, et ils iront voter pour préserver leur médiocrité. » Quel mépris de vos (très justement) con citoyens !!! Quelle ignorance de leurs inquiétudes et de leurs forces !!!
Il reste une force : NE PAS VOTER du tout. Enlever toute légitimité à l’élection. Obliger à repenser le rôle des élus, et leur choix. Imposer que, pour les binômes des élections départementales, l’une des deux personnes soit obligatoirement un nouveau candidat, sans passé d’élu. En attendant d’adopter la même démarche pour les élections régionales, puis les législatives. Bref, en mettant fin au métier d’élu, totalement contraire aux objectifs de notre Démocratie. On peut au moins commencer par là.
Mais je rêve, Monsieur le Premier Ministre, et il est bien tard. Combien pourriez-vous avoir aujourd’hui un courage politique qui semble tant vous faire défaut ?

[^2]: In Le Pen – Les Mots. Analyse d’un discours d’extrême droite , avec I. Cuminal, S. Wahnich, V. Wathier, Paris, Le Monde Editions, 1997, p. 239 (réédité aux Editions de La Découverte, 1998).

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