La rue arabe n’existe pas : ce que cache l’unanimisme médiatique sur la Palestine

Souvent invoquée face à la question palestinienne, « la rue arabe » masque, sous une apparente unité, la diversité et la conflictualité des sociétés arabes. Un cliché qui réduit la solidarité à une appartenance, plutôt qu’à un choix politique.

Brahim Metiba  • 25 juin 2025
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La rue arabe n’existe pas : ce que cache l’unanimisme médiatique sur la Palestine
Manifestation de soutien aux Palestiniens, à Paris, en octobre 2023.
© Maxime Sirvins

Il est devenu courant, dans le langage médiatique, de convoquer « la rue arabe » chaque fois que la question palestinienne revient sur le devant de la scène. Le mot surgit dans les titres, les éditoriaux, les commentaires diplomatiques : la « rue arabe » serait en ébullition, en colère, en solidarité. Un bloc compact, ému, uni par une cause qui lui serait consubstantielle. À l’heure où Gaza est, une fois encore, dévastée, ce réflexe lexical ressurgit avec la force d’un automatisme. Mais que dit cette catégorie, en apparence anodine ? Et surtout, que tait-elle ?

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Le mythe de « la rue arabe » n’est pas nouveau. Il est né à l’intersection d’un imaginaire colonial, d’une pensée stratégique et d’un journalisme de surface. Dès la guerre du Golfe en 1991, l’expression gagne en fréquence : elle permet de signifier des réactions populaires jugées imprévisibles, irrationnelles, bruyantes — autant de traits qu’on n’associe guère à la diplomatie.

Plus tard, lors de la seconde Intifada, puis des printemps arabes, elle devient une figure obligée du commentaire : la rue arabe applaudit, gronde, s’indigne. Elle n’analyse pas, elle ne débat pas, elle réagit. Et si elle est solidaire de la cause palestinienne, c’est toujours au nom d’un lien supposé, presque biologique, entre Arabes et Palestiniens. Comme si penser la Palestine autrement relevait, dans ce monde-là, de l’hérésie.

Ce traitement nie la conflictualité des sociétés arabes. Il dépolitise leurs prises de position en les assignant à leur origine

Ce qui frappe, pourtant, c’est la manière dont cette catégorie essentialise ce qu’elle prétend décrire. Elle réduit à un réflexe ce qui, ailleurs, serait perçu comme un positionnement. La sympathie à la cause palestinienne, dans les pays dits « arabes », n’est pas interrogée comme une posture politique, contextuelle, historique — elle est postulée. Au nom de quoi ? De l’arabité ? De l’islam ? De l’anti-impérialisme congénital ? Ce raccourci fonctionne parce qu’il active un imaginaire ancien : celui d’un monde supposément tribal, où l’appartenance prévaut sur l’analyse, et où la solidarité découle de l’origine.

Or, ce traitement est révélateur d’un racisme bien spécifique : celui qui nie la conflictualité des sociétés arabes, qui dépolitise leurs prises de position en les assignant à leur origine. Ce n’est pas un racisme d’exclusion, mais un racisme d’assignation. Il ne dit pas que les Arabes n’ont pas droit à la parole, il dit qu’ils n’en ont qu’une seule — et qu’on la connaît déjà. Il imagine des peuples mus non par des convictions, mais par des appartenances.

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Une telle lecture ne supporterait pas, dans d’autres champs, d’être énoncée. On n’écrit jamais que « les femmes » soutiennent naturellement telle cause féministe ; on n’essentialise pas « la rue chrétienne », ou « le monde noir », pour leur prêter une position collective et automatique. L’histoire, dans ces cas-là, est reconnue comme espace de divergence. On peut être femme et antiféministe, noir et conservateur, chrétien et anticlérical — cela ne choque pas. Mais dans le cas des Arabes, cette diversité interne reste impensée, ou jugée suspecte.

La solidarité n’est pas une donnée ethnique, c’est un acte politique.

Pourtant, elle est bien réelle. La solidarité avec la Palestine n’a jamais été un réflexe unanime dans le monde arabe. Elle a été portée, discutée, instrumentalisée, rejetée parfois. Dans certains pays, elle fut bannie des espaces publics ; dans d’autres, elle fut confisquée par des régimes autoritaires. Les opinions, elles, ont évolué. Le soutien à la Palestine n’est pas la même chose au Liban qu’en Tunisie, au Maroc qu’en Irak.

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Des divisions traversent les générations, les classes sociales, les imaginaires politiques. Il y a des partisans du Hamas et des détracteurs farouches. Il y a des critiques du Fatah, des nostalgiques de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), des jeunes qui ne se reconnaissent plus dans aucun sigle. Et il y a aussi ceux qui, accablés par leurs propres luttes quotidiennes, détournent le regard — non par indifférence, mais par fatigue.

C’est cette réalité complexe que la catégorie de « rue arabe » efface. Elle la recouvre d’un unanimisme rassurant, en apparence flatteur, mais foncièrement réducteur. Penser la solidarité, ce n’est pas l’assigner. Ce n’est pas décréter qui soutient qui, mais observer comment se tissent les liens, comment ils s’usent, se reforment, se contredisent.

La solidarité n’est pas une donnée ethnique, c’est un acte politique — donc un terrain de dispute, d’engagement, de transformation. En essentialisant les solidarités arabes, on les prive de leur portée véritable : on les transforme en fatalités communautaires plutôt qu’en choix porteurs de sens.

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Dire que « la rue arabe soutient la Palestine », c’est croire parler d’un élan généreux. Mais c’est, en réalité, perpétuer une image archaïque : celle d’un peuple sans pluralité, sans subjectivité politique. Il est temps de reconnaître aux sociétés arabes ce qu’on reconnaît ailleurs : le droit au désaccord, à la complexité, à la nuance. La solidarité mérite mieux que les slogans qu’on plaque sur elle. Elle mérite d’être pensée — et non prédite.

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