Michèle Sibony : « Il n’y a pas d’importation du conflit israélo-palestinien »

Pour Michèle Sibony, la notion d’importation est souvent utilisée à des fins islamophobes.

Michèle Sibony  • 19 mars 2015
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Michèle Sibony : « Il n’y a pas d’importation du conflit israélo-palestinien »
Michèle Sibony est porte-parole de l’Union juive française pour la paix. L’intégralité de l’intervention de Michèle Sibony est disponible sur le site ujfp.org.
© AFP PHOTO / PIERRE ANDRIEU

Après l’intervention de Farouk Mardam-Bey, directeur de Sindbad (Politis n° 1342), voici un extrait de l’exposé de Michèle Sibony lors de la conférence-débat organisée par Politis le 18 février à la salle Jean-Dame, à Paris. Je partirai de la notion connue d’importation du conflit, immédiatement convoquée par l’intitulé de notre soirée. Cette notion a été insufflée par le Crif, qui à partir de 2001 ne cessera d’interpeller sur la nécessité de « ne pas importer le conflit ». Reprise par les gouvernements successifs, elle désigne automatiquement une partie de la population française arabo-musulmane comme responsable de cette importation, et défausse par là-même ladite communauté juive française de toute responsabilité dans cette importation. Le lien avec l’étranger (contenu dans la notion même d’importation) étant le fait de l’importateur arabe uniquement. […] Jusqu’aux années 2000 cette expression n’existait pas ou très peu. Dans les années 1970 et 1980, avec les attentats moyen-orientaux visant la communauté juive sur le sol français et les exécutions de Palestiniens par Israël sur ce même territoire, on avait parlé d’« exportation du conflit ». L’écho du conflit moyen-oriental était temporisé en France par au moins deux facteurs : ce que l’on a appelé la « politique arabe » de la France, qui s’est plus ou moins maintenue jusqu’à l’après-Chirac, et le processus d’Oslo, qui, à partir de 1993, faisait taire à peu près tout le monde puisque l’on négociait vers la paix.

Le conflit israélo-palestinien dans sa dernière étape, avec l’échec de la paix d’Oslo, le déclenchement de la 2e Intifada, et sa concomitance avec la nouvelle direction néo-conservatrice américaine, a rencontré en France une société postcoloniale, en crise sociale et économique, et niant sa diversité par un républicanisme qui s’est servi contre elle de certains de ses outils, comme la laïcité, en les dévoyant, en racisant les musulmans, les Noirs, les Arabes, les Roms… tout en intégrant les juifs à une république fantasmée constituée d’un collectif « blanc » dominant qui se réfère à la notion récente, elle aussi, d’Occident judéo-chrétien. Il nous faut ici rappeler que la composante aujourd’hui majoritaire de la communauté juive est originaire, comme la composante arabo-musulmane, de l’Afrique du Nord coloniale. Elle aussi est arrivée en France dans les années 1960, et comme dans le monde colonial, elle a continué à « bénéficier » d’un statut différencié au moins dans le regard porté sur elle. Les juifs marocains et tunisiens n’ont pas été considérés comme les Maghrébins juifs qu’ils étaient, et surtout pas comme les travailleurs marocains et tunisiens « importés ». Les juifs d’Algérie, Français depuis le décret Crémieux, ont été assimilés aux rapatriés d’Algérie, avec tout ce que cela implique de paradoxal pour un des premiers groupes de peuplement du Maghreb. Les divisions coloniales se sont aussi de fait perpétuées dans la société française postcoloniale qu’elles continuent de travailler. La partie la plus pauvre et rurale des communautés juives marocaine et tunisienne a été emmenée en Israël par les sionistes dès les années 1950, où elle a subi des discriminations spatiales et raciales très semblables à celles subies ici par nos concitoyens arabo-musulmans. Là-bas, l’enjeu de survie est souvent passé par la nécessité de ne pas ressembler à l’Arabe palestinien. Combien de confusions sur le terrain dues à la langue et au faciès… Et ici ? Les stratégies de survie d’une minorité manipulée par le colonialisme se sont déplacées avec les exils ; mais ont-elles pour autant disparu ? Inconsciemment ou non, elles se seraient transformées afin de s’adapter aux nouvelles formes de domination rencontrées.

Ce terreau national se combine, il nous faut aussi le rappeler, avec l’arrivée au pouvoir, au lendemain du 11 septembre 2001, des thèses néoconservatrices qui s’installent durablement en France et en Europe. Cette idéologie remplace l’affrontement Est-Ouest par un affrontement civilisationnel entre ce qui serait l’axe du bien, un Occident judéo chrétien conçu pour la forme sous l’influence des chrétiens sionistes américains proches de Bush, affrontant un axe du mal arabo-musulman. Cette vision du monde trouve immédiatement en France ses émules, par une série de personnalités, philosophes, politologues, associatifs, journalistes, qui fondent le cercle de l’Oratoire [^2]. […] Cette mouvance va impulser en France la désignation des musulmans et Arabes comme une classe dangereuse, assignée à une religion incompatible avec une laïcité dévoyée et utilisée comme une arme contre eux. Et phénomène à souligner, dans le même temps, elle introduit l’idée de la défense d’Israël conçu comme allié incontournable dans la lutte contre l’axe du mal selon Bush. Islamophobie et soutien d’Israël sont ainsi intimement associés. Dans le néoconservatisme, l’alliance avec Israël devient en effet centrale puisque le monde arabo-musulman et le Moyen-Orient arabe en particulier sont l’ennemi principal. Ce conflit qui a toujours été un point important de déstabilisation se retrouve sur la ligne de front, fer de lance des puissances occidentales. Et les thèses néoconservatrices de guerre permanente et préventive contre le terrorisme ressemblent à s’y méprendre à la version israélienne du conflit. Les théories du complot aveuglées par leur haine antijuive se refusent à montrer cette alliance nécessaire et cette convergence évidente d’intérêts, et déresponsabilisent ainsi de façon étonnante les puissances occidentales. Israël est un allié occidental, le mur qu’il édifie est morceau du mur de séparation d’avec l’islam axe du mal. Une fois posé ce contexte, on voit bien qu’il n’y a pas d’importation, on est simplement dans le cadre international, global, d’une guerre contre l’islam qui redécoupe le monde sur une autre ligne de fracture et qui traverse les sociétés occidentales, dont la nôtre. On voit apparaître clairement ici un premier enjeu et le danger pour la Palestine assimilée aux forces du mal, au terrorisme, et même à Daesh aujourd’hui, ce qui annule les notions d’occupation, de colonisation et de résistance au profit de guerre contre l’islam et la terreur. La population arabo-musulmane postcoloniale se retrouve piégée dans une assignation identitaire religieuse et une instrumentalisation qui fait d’elle une population à risque, par le biais d’un islam inintégrable, associé à toutes les formes de terrorisme se revendiquant de l’islam . Autant d’éléments qui favorisent le développement d’un racisme virulent et des mesures gouvernementales légales et ou sécuritaires contre elle.

La population juive, elle, se retrouve assignée par le biais des instances communautaires juives, véritables courroies de transmission de l’ambassade d’Israël, à une identification de type plutôt « national » et un soutien sans faille à la politique d’Israël : l’outil majeur de leur embrigadement sera la dénonciation de l’antisémitisme : comme la meilleure réponse à toute critique de la politique israélienne et à toute expression de solidarité avec la Palestine […]. C’est cette adéquation qui ne cessera dès lors de se construire ; soutenir la Palestine est antisémite. Être antisioniste, c’est être antisémite. Le rapport Rufin demandé par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy en juin 2004 pose clairement cette adéquation et demande la pénalisation de l’antisionisme comme nouvelle forme de l’antisémitisme. Ainsi les prophéties autoréalisatrices des « néocons » viennent confirmer que les juifs sont visés après les avoir exposés ; cela permet de désigner les coupables prédestinés, musulmans, et cela permet de valider le sionisme et d’invalider l’antisionisme. Effectivement, la parole empêchée se transforme souvent en agressivité contre les juifs des quartiers, lesquels commencent à avoir peur des répercussions du conflit sur eux, sans pour autant pouvoir en analyser les causes : puisqu’il s’agirait – contre toute évidence – d’un antisémitisme arabe atavique. Et les gouvernements israéliens successifs leur apportent la solution pour sortir de ce piège, depuis Ariel Sharon qui, en 2004, les appelle à émigrer d’urgence en Israël et, annonçant un antisémitisme sanglant à venir, répète cet appel en 2005, jusqu’à Netanyahou : à chaque attentat antisémite, la réponse donnée est celle de l’émigration : l’Alyah vers l’État nation refuge.

[^2]: Cercle proche des néoconservateurs américains fondé en 2001 par le journaliste franco-israélien Michel Taubmann, également connu pour avoir défendu la thèse du complot dans l’affaire DSK.

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