Nacira Guénif-Souilamas : « La laïcité est devenue une arme de guerre »

La sociologue Nacira Guénif-Souilamas réagit ici à la proposition d’interdiction du port du foulard à l’université, reprise récemment par la secrétaire d’État aux Droits des femmes. Elle analyse le sens de la question du voile dans le débat public.

Denis Sieffert  • 12 mars 2015 abonné·es
Nacira Guénif-Souilamas : « La laïcité est devenue une arme de guerre »
Nacira Guénif-Souilamas est sociologue, anthropologue, professeure à Paris-VIII. Lire la lettre ouverte de la communauté universitaire à Pascale Boistard, sur le site Change.org
© AFP PHOTO / JACQUES DEMARTHON

Reprenant à son compte une proposition du très droitier député UMP Éric Ciotti, la secrétaire d’État aux Droits des femmes, Pascale Boistard, a souhaité, le 2 mars, l’interdiction du port du voile à l’université. La sociologue Nacira Guénif-Souilamas rappelle ici que l’université n’est pas l’école et qu’elle ne peut être sanctuarisée.

Que vous inspire ce retour de la question du voile qu’une ministre veut faire interdire à l’université ?

Nacira Guénif-Souilamas : Il fallait s’y attendre. Dès 2004, on savait que la loi produirait des dommages collatéraux. Mais l’université, c’est tout le contraire de l’école, dont on ne cesse de nous dire qu’elle doit être sanctuarisée. À l’université, tout doit pouvoir être mis en débat. Je ne cherche pas à savoir ce que dit le couvre-chef de mes étudiantes dans les salles de cours. Ce n’est pas à leur couvre-chef que je m’adresse, c’est à elles. Ce retour comporte une dimension obsessionnelle. Certains acteurs publics ne supportent pas de devoir gérer seuls leurs états d’âme, leur panique morale et leur inconfort visuel. On note aussi une incapacité à proposer un projet politique suffisamment inclusif pour permettre à des femmes voilées de le rester sans être constamment renvoyées au fait qu’elles le sont. C’est enfin un aveu d’impuissance par rapport à une réalité qui, de toute façon, n’a pas vocation à disparaître. Des femmes voilées de tous âges, il y en aura désormais dans les sociétés européennes. Toute entreprise d’éradication est vouée à l’échec. Par ailleurs, on note que cette proposition d’interdire le voile à l’université est reprise par un membre du gouvernement qui joue les supplétifs de la droite dure. Lorsque la secrétaire d’État aux Droits des femmes se met au service du projet politique nauséabond d’un politique de droite, on touche le fond.

N’y a-t-il pas toujours un refus de concevoir la complexité du port du voile ?

Le monde politique, mais pas seulement lui, refuse en effet la complexité du port du voile. Il refuse aussi sa contingence. Dans ce refus, il faut souligner le rôle d’un féminisme prohibitionniste. La prohibition participe de l’interdit et du tabou. Les jeunes qui se voilent seraient dans la transgression des valeurs de la République. Au contraire, dans une logique abolitionniste, elles seraient en capacité de dire ce qui est bon ou mauvais pour elles. D’où cette tendance, parmi les féministes minoritaires, à dire : « Ne nous libérez pas, nous nous en chargeons. » C’est le refus d’une logique de la condescendance et de la tolérance. Aujourd’hui, soit il faut tolérer les femmes voilées, soit il faut les prohiber. Dans tous les cas, on leur refuse le droit d’être sujets.

Comment regardez-vous la laïcité, dans son principe et dans l’usage qui en est fait aujourd’hui dans le débat public ?

La laïcité n’est pas en soi un principe répressif. Les débats qui ont précédé la loi de 1905 ont conduit à ce que cette loi soit d’inspiration politiquement libérale. Mais c’est devenu aujourd’hui inaudible. Tout ce qu’on en dit, c’est que c’est un principe de séparation, avec une arrière-pensée chirurgicale de mise à l’écart. Ce dévoiement de la laïcité en a fait une arme de guerre. Il faut aussi parler des soubresauts du débat. Il y a l’affaire de la crèche Baby-Loup, c’est-à-dire la tentative d’extension de l’interdit hors de la fonction publique à des secteurs délégués. C’est en quelque sorte « l’extension du domaine de la lutte ». La laïcité est un point d’appui et un bien commun. Elle n’a pas à être propulsée sur des firmaments. Elle est un instrument de gouvernement de la cité pour ménager un espace commun. Mais elle ne peut remplir ce rôle que si elle n’est pas en permanence requise à des fins belliqueuses et nihilistes, au sens où elle annihilerait des personnes et des collectifs, et le droit au débat. L’avenir politique de notre société, c’est d’admettre que les minorités doivent être entendues. Elles ne peuvent plus être mises sous le boisseau. Et être considérées comme négligeables.

On a déjà fait jouer à la laïcité un rôle négatif dans l’empire colonial. N’assiste-t-on pas à une sorte de retour de la problématique coloniale ?

Même si beaucoup de gens ignorent cette histoire, il est vrai que les débats actuels se jouent sur une toile de fond d’un passé colonial qui est loin d’être soldé. Dans l’empire, la laïcité était appliquée aux citoyens, pas aux indigènes. Ceux qui réactivent aujourd’hui ce passif colonial font de la laïcité un principe qui n’est pas bienveillant à l’égard d’une partie de la population.

Ne pensez-vous pas que ceux qui luttent contre l’islamophobie risquent de tomber dans le piège d’une concurrence d’antiracismes communautaires ?

D’abord, je crois qu’il faut refuser à présent ce questionnement sur le communautarisme. À ceux qui y font référence, il est temps de répondre : « C’est votre problème, ce n’est pas le nôtre. » C’est une question de dominants. Ce qu’ils expriment au travers de cette référence au communautarisme, c’est leur perte d’hégémonie et leur volonté de rester entre eux. C’est leur communautarisme qu’ils projettent sur les autres. Et je ne vois pas pourquoi il n’y aurait qu’un groupe qui n’aurait pas le droit de se retrouver entre soi. Par ailleurs, l’islamophobie n’est pas un racisme comme les autres. C’est la matière composite constituée de racismes anti-arabe, anti-immigré, de la nostalgie coloniale et de l’orientalisme. C’est une matière extrêmement labile. Si on fait entrer l’islamophobie dans le giron du racisme ordinaire, on fait ressortir le seul racisme que tout le monde juge inacceptable : l’antisémitisme. C’est une manière de minorer l’islamophobie. L’antisémitisme et l’islamophobie sont certes les deux faces d’une même médaille, mais l’islamophobie est ce que j’appelle « un racisme vertueux ». Évidemment, il n’est pas question de dire qu’il n’y a pas d’antisémitisme parmi les Arabes et les musulmans. Il faut faire comprendre à ceux qui y cèdent le caractère consubstantiel de l’antisémitisme et de l’islamophobie.

Société
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