Renseignement : Un projet de loi «dangereux pour l’État de droit»

Pour plusieurs organisations de défense des droits des citoyens, le projet de loi sur le Renseignement met en danger les libertés individuelles.

Lena Bjurström  • 26 mars 2015
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Renseignement : Un projet de loi «dangereux pour l’État de droit»
© Photo : Le siège de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) à Levallois-Perret, en juin 2014. (THOMAS SAMSON / AFP)

Présenté en Conseil des ministres la semaine dernière, le projet de loi sur le renseignement a provoqué une levée de boucliers des associations de défense des droits et des libertés. Pour elles, ce projet revient à autoriser une intrusion massive dans la vie privée des citoyens, sans garde-fou des libertés individuelles.

Le texte élargit en effet considérablement le champ d’action des services de renseignement, et multiplie leurs moyens techniques. Ou tout du moins les légalise. Car la plupart de ces pratiques ici écrites noir sur blanc sont déjà utilisées par les services, en dehors de tout cadre judiciaire. Mais elles n’étaient jusqu’ici pas clairement autorisées par la loi. Dans l’exposé des motifs, les rédacteurs du projet ne s’en cachent pas. Il s’agit d’ « offrir un cadre légal général aux activités des services de renseignement » et à leurs agents, lesquels demeurent, pour le moment « exposés à des risques pénaux injustifiés » .

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Un «blanchiment légal» que dénoncent Amnesty International, La Quadrature du Net, La Ligue des Droits de l’Homme (LDH), le Syndicat de la Magistrature et le Centre d’études sur la citoyenneté, l’informatisation et les libertés (Cecil). Réunies en conférence de presse ce jeudi, ces associations ont alerté sur les conséquences que ce projet de loi pourrait avoir sur les droits et libertés des citoyens.

Un large champ d’application

Interception des communications, logiciels de captation des données informatiques, mise sur écoute, mise en place de mouchards pour localiser une personne ou un véhicule en temps réel… L’inscription dans la loi du recours à ces techniques très intrusives, sans contrôle de la Justice, menace directement l’État de droit selon les associations.

De toutes les pratiques prévues dans le projet de loi, celle des «boîtes noires» est probablement la plus contestée. Selon l’article L. 851-4, le Premier ministre pourra imposer aux entreprises du numérique de «détecter, par un traitement automatique, une succession suspecte de données de connexion» . L’anonymat de ces données sera levé «en cas de révélation d’une menace terroriste» . En d’autres termes, il s’agirait de recourir à un algorithme pour trier toutes les données des opérateurs et autres fournisseurs de service afin de trouver des individus «suspects». Sur quoi sera basé cet algorithme, quels comportements est-il supposé détecter, nul ne le sait. Interrogé sur ce sujet, le gouvernement botte en touche et invoque le «secret de la défense nationale» . «C’est un peu la NSA des pauvres, ironise Adrienne Charmet, Si la NSA capte largement les données, nous, on veut aller se brancher sur les réseaux des entreprises et leur demander d’être des auxiliaires de surveillance.» Ce chalutage profond de quantités de données «change la nature même du renseignement en plaçant l’algorithme au cœur de notre mode de gouvernance» , souligne le Conseil national du Numérique dans un communiqué. Et l’on ne peut que s’interroger : la machine est-elle à ce point infaillible que seuls de dangereux terroristes pourraient être ainsi repérés et «préventivement» appréhendés ?

« La question que nous posons, c’est celle des garanties [des libertés individuelles] », expose Pierre Tartakowsky président de la LDH. Pour lui, les motifs pouvant justifier l’usage de ces techniques sont extrêmement flous : « Ça va du terrorisme à l’encadrement des mouvements de masse ! Le champ ouvert au renseignement est non seulement immense mais amalgamant ! » « On sait que chaque fois que les définitions sont vagues, ça permet tous les abus » , soupire Geneviève Garrigos, présidente d’Amnesty France. « Or s’il y a des risques de dérives, ces risques doivent être pris en compte dans le texte , ajoute Laurence Buisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, et l’État doit fournir des garanties. » C’est là que le bât blesse. Car pour ces organisations, le contrôle des activités des services prévu par la loi est indigent.

Un contrôle limité

En pratique, le recours à cette surveillance technologique est soumis à l’aval du Premier ministre, seul juge de l’opportunité de telles pratiques dans les cas présentés. Mais celui-ci doit préalablement demander l’opinion de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), une nouvelle instance. Composée de quatre parlementaires, quatre actuels ou anciens membres du Conseil d’État et de la Cour de cassation, et d’une « personnalité qualifiée en matière de communications électroniques » , cette commission est présentée par le gouvernement comme garante des droits des citoyens. À chaque sollicitation du Premier ministre, elle devra rendre un avis, que le chef du gouvernement décidera de suivre, ou d’ignorer.

Pour Laurence Buisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, la « garantie » présentée par cette instance n’est qu’illusoire. « La CNCTR donne un simple avis ! Est-ce que ce contrôle est vraiment suffisant pour des techniques aussi intrusives ? » Non seulement l’avis rendu n’est pas contraignant, mais le Premier ministre peut également s’en passer, en cas « d’urgence absolue » , selon le texte de loi.

Alors certes, la commission peut demander l’interruption de la surveillance autorisée par le Premier ministre en saisissant le Conseil d’État, mais rien n’est fait par faciliter cette saisie. « Lorsque la commission donne son avis a priori, l’opinion du seul président de la commission peut suffire [Il réunit la commission s’il a des doutes sur l’opportunité du dispositif sollicité, NDLR.], mais lorsqu’il s’agit de saisir le Conseil d’État, et donc d’assurer le respect des libertés, l’accord de la majorité absolue de la commission est nécessaire. La CNCTR fonctionne sur une logique inversée ! » , dénonce Laurence Buisson.

«Nous sommes dans un moment démocratique extrêmement préoccupant»

À bien des égards, ce projet de loi nécessite un véritable débat de fond. C’est en tout cas ce que réclament les associations qui s’en prennent également à la façon dont ce projet est mené, tambour battant, par le gouvernement. Présenté en Conseil des ministres jeudi dernier, le texte sera examiné par la Commission des lois de l’Assemblée nationale à partir du 30 mars, avant d’être discuté en séance les 13 et 16 avril prochains. « Ce projet de loi est mené à un rythme d’enfer qui empêche la société civile et les parlementaires de se préparer. Il n’y a pas de temps de réflexion, on noie la société civile sous la rapidité » , souligne Adrienne Charmet, de La Quadrature du Net. L’association invite les citoyens à s’emparer de la question en appelant leurs parlementaires pour leur faire part de leurs inquiétudes. Pour porter une alternative, la Quadrature a également rédigé diverses propositions d’amendements. « Avec ces suggestions, nous souhaitons apporter de l’aide et du soutien aux parlementaires qui auront le courage de s’opposer au projet » , explique Adrienne Charmet.

« Est-ce que l’opinion publique se saisira de ce sujet comme elle l’avait fait pour Edvige ? » s’interroge Pierre Tartakowsky. Le délai est court, la question complexe, et l’issue du débat à l’Assemblée d’autant plus prévisible que les députés UMP, enthousiastes, ont déjà fait savoir qu’ils voteraient le projet de loi en l’état. Les organisations ne cachent pas leur pessimisme. Pour Laurence Buisson, « nous sommes dans un moment démocratique extrêmement préoccupant » . Car sur ce type de mesures, « il n’y a pas de retour en arrière » .

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