Handicap : l’État paralysé

Les lieux publics et les transports ne sont toujours pas accessibles aux personnes à mobilité réduite. Les associations dénoncent l’attentisme des politiques publiques. Enquête sur un scandale français.

Lauriane Clément  • 24 juin 2015 abonné·es
Handicap : l’État paralysé
© Photo : VOISIN / PHANIE / AFP

C’est un retour en arrière de quarante ans. Le 2 juin 2015, les sénateurs ont voté une ordonnance modifiant le volet accessibilité de la loi du 11 février 2005. Celle-ci prévoyait la date butoir du 1er janvier 2015 pour que les établissements recevant du public (ERP) et les transports collectifs assurent un « accès des personnes handicapées aux institutions ouvertes à l’ensemble de la population ». Un principe clair sur le papier, ** qui datait déjà d’une précédente loi votée en 1975. Sauf que, depuis dix ans, cette loi a été suivie de bien peu de décrets d’application, et l’accessibilité n’a pas progressé d’un pouce.

L’ordonnance marque un nouveau recul. Elle alloue en effet trois à neuf années supplémentaires pour la mise en accessibilité des ERP. En contrepartie, ces structures doivent suivre un agenda d’accessibilité programmée (Adap) pour réaliser les travaux nécessaires. Plus graves encore, de nouveaux motifs de dérogations sont prévus par l’ordonnance. Ils s’ajoutent à ceux déjà inscrits dans la loi de 2005, à savoir l’impossibilité technique de réaliser des travaux, la conservation du patrimoine architectural et les motifs économiques. À présent, seuls les points d’arrêt prioritaires des transports publics doivent être accessibles, alors que la loi de 2005 visait tous les arrêts.

Les ERP en copropriété peuvent échapper aux règles d’accessibilité si les copropriétaires refusent les travaux de mise aux normes. Cela pourra concerner, par exemple, les cabinets médicaux installés dans des immeubles en copropriété. Par ailleurs, un arrêté du 8 décembre 2014 a déjà permis à tous les ERP attenants à un trottoir large de moins de 2,80 m – avec une pente à 5 % et une marge de 17 cm – d’être automatiquement exonérés. « Cela représente la quasi-totalité des trottoirs de Paris, c’est la taille de 4 fauteuils de front ! », grince Vincent Assante, président de l’Association nationale pour l’intégration des handicapés moteurs (ANPIHM).

Enfin, l’UDI et l’UMP ont fait passer un amendement pour que les logements sociaux ne soient rendus accessibles aux personnes handicapées qu’une fois leur dossier accepté. « C’est une rupture d’égalité, cela augmentera les délais d’attribution aux handicapés, car les bailleurs ne voudront pas assumer les coûts », craint Nicolas Merille, conseiller national accessibilité de l’Association des paralysés de France (APF). En outre, toutes les demandes de dérogation n’ayant pas reçu de réponses des services préfectoraux dans les quatre mois seront automatiquement accordées. « Absence de réponse vaut consentement des services administratifs. Ridicule !  », s’indigne le Collectif pour une France accessible.

Principale raison de ce désastre : le texte de la loi de 2005 était vide. « Le seul élément posé en 2005 était le délai du 1er janvier 2015, mais aucune méthodologie ni politique publique n’ont été précisées pour mettre cette dynamique en œuvre », explique Nicolas Merille. « Quand on donne dix ans pour rendre des lieux accessibles à tous, c’est bien d’avoir un suivi au bout de cinq ans, alors que là, en 2015, le gouvernement fait mine de s’étonner : “Ah zut, on ne s’y est pas pris à temps” », décrypte la députée Isabelle Attard, l’une des rares à s’être ouvertement opposés à l’ordonnance.

« C’est inadmissible vis-à-vis des personnes handicapées et aussi vis-à-vis des ERP dans les petites communes qui ont fait l’effort de s’adapter. » Les chiffres sont éloquents : une école publique sur deux, six lignes de bus sur dix et 80 % des ERP ne sont pas aux normes, selon les calculs de l’APF. Pour Elisa Rojas, avocate et membre du collectif Non au report 2015, qui regroupe depuis février 2014 des citoyens handicapés, le retard de la France remonte à bien avant 2005. *« Il n’y a pas eu de volonté politique de rendre l’obligation effective et peu d’actions de la part des associations.

Quels moyens s’est-on donnés pour faire appliquer ce texte ? »,* questionne-t-elle. Le gouvernement avait néanmoins lancé en octobre 2013 une concertation pour fixer le texte de l’ordonnance. Les principales associations de défense des droits des handicapés y avaient été conviées. Mais peu de compromis ont été trouvés, et surtout respectés, lors des 140 heures qu’a duré cette concertation. « Il n’en est pas sorti grand-chose », déplore le collectif Non au report 2015. « L’ensemble du mouvement associatif s’est fait rouler dans la farine par la délégation ministérielle », renchérit Vincent Assante. Même son de cloche du côté de l’APF : « Le gouvernement sous-entend qu’il y a eu un consensus, mais c’est faux, on s’est fait manipuler. »

Les nouvelles dérogations semblent en effet arranger bien des acteurs. Pour Nicolas Merille, les handicapés sont « les victimes collatérales de la réduction des dépenses publiques. Avec 11 milliards de dotation en moins pour les collectivités territoriales, le handicap est loin d’être une question prioritaire pour les élus. » Vincent Assante pointe aussi un intérêt politique pour le gouvernement, qui « a promis aux entreprises et aux acteurs de l’immobilier de leur simplifier la vie ». Les associations ciblent en effet les pressions des lobbys immobiliers et lâchent les noms de certains organismes comme la Fédération française des bâtiments ou l’Ordre national des architectes. « Les lobbys disent que les règles sont trop coûteuses et compliquées à appliquer, mais cette vision est à court terme. La circulation des handicapés dans la ville fait partie intégrante de la vie économique. Préfère-t-on qu’ils restent chez eux ? », interroge Christel Prado, présidente de l’Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales, et de leurs amis (Unapei).

« Le but de tout le monde est de reporter pour ne pas être condamné, qui sait si dans neuf ans il n’y aura pas de nouveaux délais ? », s’agace Elisa Rojas. La loi de 2005 prévoit 45 000 euros d’amende et des poursuites pénales en cas de non-respect des obligations d’accessibilité, et les ERP qui ne déposent pas d’un agenda d’accessibilité sont passibles de 2 500 euros d’amende avec la nouvelle ordonnance. Dernier espoir à l’Assemblée nationale, où le texte sera examiné en séance le 2 juillet. Parmi les députés, le Front de gauche, Europe Écologie-Les Verts et – surprise – le PS se sont engagés auprès du Collectif pour une France accessible à ne pas ratifier l’ordonnance en l’état. Mais cela ne fera pas rattraper le retard.

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