« La force de Podemos est de partir d’une page blanche ! »

Podemos est un hybride entre cercles horizontaux et une direction verticale. L’un de ses élus à Barcelone, le politologue Raimundo Viejo Viñas, échange ici avec l’historien du communisme Roger Martelli.

Olivier Doubre  • 17 juin 2015 abonné·es
« La force de Podemos est de   partir d’une page blanche ! »
Raimundo Viejo Viñas : Politologue espagnol, candidat élu de Podemos à Barcelone. Roger Martelli : Historien français du communisme.
© ROJAS / NOTIMEX / AFP

Historien et politologue, Raimundo Viejo Viñas a été une figure du mouvement des Indignés à Barcelone, sur lequel il a publié plusieurs livres et articles. Aujourd’hui cadre de Podemos, il vient d’être élu à la municipalité de la capitale catalane sur la liste de la nouvelle maire, Ada Colau. Il dialogue ici avec Roger Martelli, historien du communisme et longtemps militant du PCF, aujourd’hui codirecteur de la rédaction du magazine Regards, sur les raisons du succès de son parti, les problèmes d’organisation et la tradition politique dont peut se réclamer Podemos.

Podemos a banni l’emploi du mot « gauche » de son vocabulaire de campagne. Pourquoi ? Son importance demeure-t-elle néanmoins ?

Raimundo Viejo Viñas : Nous ne l’avons pas totalement banni. Le problème était pour nous, même si nous sommes tous des gens de gauche, voire d’extrême gauche, que ce mot génère aujourd’hui dans les discours une réalité qui ne permet pas de gagner. Et il entraîne même, je crois, une position de subalternité face au discours néolibéral. La réflexion que nous avons menée à Podemos, et plus largement à Barcelona in comu [coalition pour les élections municipales], c’est qu’il fallait sortir de ce positionnement pour parvenir à articuler de nouvelles alliances sociales avec des mouvements, et la population en général.

Roger Martelli : Je ne me prononcerai pas sur le cas espagnol. J’entends parfaitement ce que vous nous dites. Nous sommes confrontés à un problème semblable puisque le clivage gauche/droite, durant au moins la dernière décennie, a perdu une part de sa signification du fait du rapprochement considérable dans la pratique entre les gauche et droite de gouvernement, en France. Malgré tout, ceux qui considèrent que la différence gauche/droite n’a plus de sens se placent sur cet axe. Or se posent ici plusieurs problèmes. Tout d’abord, notre système d’élection du Président au suffrage universel à deux tours conduit forcément à un clivage binaire qui nous ramène toujours à l’opposition gauche/droite. Ensuite, cette référence n’est pas simplement institutionnelle : ce clivage en France a plus de deux siècles, et ce qui le structure est d’abord la question de l’égalité. Et aujourd’hui, avec le rôle très important de l’extrême droite, on essaie de faire passer l’idée que ce qui prime, ce ne sont plus les questions d’égalité, de classes, mais des questions d’identité. Du coup, si l’on pense, comme c’est mon cas, qu’il faut tenir sur la question de l’égalité, la façon de l’exprimer demeure celle du clivage gauche/droite. C’est pourquoi j’ai tendance à penser, mais ceci à partir de la situation française, que ce clivage demeure pertinent, mais à condition de mener la bataille sur le fond pour qu’il retrouve son sens sur la question de l’égalité. Car la droite pense que l’inégalité est naturelle et positive en permettant l’émulation, la concurrence ; la gauche défend l’idée que la base de l’équilibre social est l’égalité.

R. V. V. : Dans chaque pays du sud de l’Europe, on trouve des situations très différentes, que ce soit la Grèce, l’Italie, l’Espagne, etc. Malgré l’intégration européenne, l’État-nation reste très fort, tout comme les cultures politiques nationales. Et ce n’est pas en jouant sur les mots que l’on change les situations politiques des différents pays. Il s’agit donc de comprendre ce qu’on peut faire en tant qu’énonciateur politique ou agent politique parlant à un public de citoyens donné. Sans connaître parfaitement le cas français, je vois que vous n’avez pas eu de mouvement comme celui des Indignés en Espagne. Peut-être parce que vous avez été beaucoup moins affectés par la dureté des politiques européennes d’austérité, vous vous trouvez dans une situation où les comportements réactionnaires de droite sont en vogue, avec un repli identitaire sur l’État-nation, en jouant sur les mots « France », « Français », « la France aux Français », qui place la gauche dans une position défensive.

R. M. : Si j’ai expliqué pourquoi la référence à la gauche me semble toujours pertinente dans le cas français, il s’agit de la faire vivre sur la base d’une rupture politique avec ce qui se faisait auparavant. Et en particulier, sur deux axes. D’une part, articuler le social et le politique, et d’autre part, en ce qui concerne l’organisation politique. Sans avoir connu de mouvements tels que les Indignés en Espagne ou Syntagma en Grèce, nous avons eu des mouvements critiques au sein de la société civile autour de la question des droits, des sans-logis, des homosexuels, mais nous n’arrivons pas, depuis au moins vingt ans, à trouver une forme politique qui permette à cette contestation sociale de s’inscrire dans une construction politique capable d’agir sur les institutions et de transformer l’espace politique. Si je ne suis pas certain qu’il faille considérer Podemos comme un modèle à transposer, je trouve cependant dans son action une défense de valeurs de portée universelle. Notamment, la volonté de renouvellement, en particulier générationnelle, ce qu’en France nous ne parvenons pas à réaliser. Ensuite, le désir de construire les choses par en bas, et de le faire remonter, par capillarité, en utilisant la force de la multitude, comme dirait Toni Negri, pour subvertir un espace institutionnel bloqué. Également, l’idée qu’il est possible d’investir l’espace public en utilisant les instruments de la modernité, comme Internet et les réseaux sociaux – au lieu de râler contre les médias – pour construire son propre espace public. Enfin, ce n’est pas un mouvement qui part d’une théorie a priori, décidée par avance, mais des aspirations populaires en les exprimant de façon simple. Même s’il ne suffit pas de copier l’exemple de Podemos, celui-ci a fait preuve d’une belle capacité d’innovation.

Justement, Podemos a fait voter ses statuts par 112 000 personnes via Internet, de façon ouverte à tous, avec inscription gratuite. C’est vraiment un renouvellement de l’engagement politique…

R. V. V. : Tout à fait. C’est ce qu’on disait sur la nécessité de modifier les formes du politique. Mais dans le cas espagnol, nous avons un problème qui paradoxalement est devenu un avantage : historiquement, l’Espagne a eu un problème d’articulation des discours républicain et démocratique. C’est un républicanisme échoué, qui n’arrive jamais à concilier république et démocratie. Alors qu’en France vous avez le modèle du discours républicain démocratique, depuis la Révolution française, 1848, la Commune… À chaque crise de régime, c’est le retour aux racines républicaines qui permet de relancer le champ du politique. C’est d’ailleurs ce qui a toujours complexé les Espagnols ! Chez nous, c’est l’exemple inverse avec le triomphe régulier, dans l’histoire, de la révolution conservatrice. Et c’est ce qui nous permet de bouleverser la situation : quatre décennies de franquisme, de répression brutale, de guerres coloniales dans la métropole même, qui écrasent complètement la possibilité de penser la politique, nous ont laissé un terrain vierge. Comme une page blanche. Et c’est ce qui a permis le succès des Indignés. Avec ce mot d’indignation qui est ultra simple, primaire, imprécis du point de vue du langage politique, qui ne veut rien dire, qui traduit un sentiment des plus basiques du genre humain, mais qui peut vouloir tout dire également dans une situation d’injustice. Et qui dit qu’il y a tout à faire. Je crois que c’est là le paradoxe espagnol. Cette situation nous contraint à faire un effort, comme si on nous avait donné un papier en blanc en nous disant : dessinez ce que vous pensez possible de faire ! Et tout à coup, dire simplement que le politique était possible. Les Indignés sont nés de la conviction que le champ politique était ouvert et qu’il fallait l’investir. Nous sommes peut-être en train de vivre l’équivalent de Mai 68 en France, avec toute une génération qui n’a même pas la mémoire de la dictature, comme les soixante-huitards avaient très peu la mémoire de Vichy ! Nous avons aujourd’hui une page vierge pour essayer la démocratie dans toute sa puissance.

R. M. : C’est exact. Et c’est pareil en Grèce, avec un tel délabrement du système politique que cela crée une situation de page blanche, dans laquelle la force qui est capable d’innovation peut s’imposer en peu de temps comme une forme centrale du débat politique. En France, nous sommes dans un système politique qui traverse une forme profonde de délégitimité, mais non pas dans une société délabrée. Et historiquement, le passage à la modernité s’est toujours fait avec des révolutions bourgeoises mais dans lesquelles demeurait forte une composante plébéienne, radicale. Ce qui explique que le mouvement ouvrier ait été longtemps dominé par le Parti communiste et non par la social-démocratie comme la majeure partie des pays européens. Mais cette force de la tradition révolutionnaire n’a pas su se transformer de l’intérieur. Nous sommes ainsi dans un moment où la référence aux idées républicaines, aux valeurs de la gauche, est une chance, mais cela peut aussi être un piège. En fonctionnant sur le registre de la nostalgie. Et cette chance nécessite aussi une transformation radicale à l’intérieur de cette culture démocratique révolutionnaire, sans laquelle nous sommes condamnés à répéter. Or dans ce cas, ce sont d’autres qui vont prendre la place, comme le Front national aujourd’hui, qui s’est montré capable de reprendre des valeurs de gauche que la gauche n’a pas su renouveler véritablement. Ce qui fait par exemple que le thème de la « caste », qui est chez vous porteur pour Podemos, fonctionne en France sur le ressentiment et nourrit le vote Le Pen. Par rapport à l’Espagne, nous ne sommes pas dans une situation de table rase, cela nécessite de retravailler le thème de l’égalité, mais aussi de renouveler notre façon de parler, de nous rassembler et de nous organiser.

Sur la question de l’organisation, Podemos conjugue cercles horizontaux et structure verticale, en cherchant à réformer le parti traditionnel. Or, en France, toutes les tentatives de dépasser cette forme du parti ont échoué. Comment faites-vous ?

R. V. V. : Nous l’expliquons avec le mot de Gramsci : Podemos est un « monstre », apparu entre le vieux monde qui n’en finit pas de mourir et le nouveau qui tarde à éclore ! Podemos est né du mouvement des Indignés, cette prolifération horizontale, moléculaire, rhyzomique aurait dit Deleuze. Mais c’est aussi la compréhension de la nécessité de la concurrence sur le terrain électoral. Nous sommes donc un mélange pragmatique de tout cela, un hybride de cette monstruosité-là, très productive dans le contexte particulier où l’on se trouve. Mais cette formule organisationnelle n’a pas été pensée à l’avance, c’est un virus qui mute sans cesse entre, d’un côté, concurrence et efficacité électorales, et de l’autre, délibération collective et ouverture des espaces de discussion et de décision dans la société. Évidemment, cela génère des contradictions affreuses et c’est souvent loin d’être harmonieux ! On n’a pas trouvé la formule magique mais on a ouvert un champ avec une tension constitutrice entre la masse et un petit groupe dirigeant. On peut tout à fait faire une critique de cela car Podemos est aussi une petite rébellion de politologues. Et ce n’est pas par hasard que nombre de cadres de Podemos viennent des sciences sociales et en particulier de l’analyse des discours. C’est d’ailleurs une influence française ! Mais c’est cette combinaison qui permet d’avoir ce champ d’expérimentation. Et la critique la plus dure du cadre dirigeant de Podemos vient de Podemos lui-même. En même temps, Podemos laisse s’exprimer la critique car c’est sur ce terrain que prospère la subjectivation qui nous permet sans cesse d’avoir l’initiative, d’avoir l’oreille des grands médias – qui sont sur la défensive d’ailleurs. Ils ont réussi à nous mettre, sur ces questions, dans une situation compliquée au cours des trois derniers mois, mais depuis les élections du 24 mai, on se retrouve dans la situation où l’articulation des rapports entre les cercles et les cadres de Podemos est ce qui permet de réactiver le champ du politique. Et la volonté de politique. Pour continuer notre marche vers les élections législatives d’octobre prochain.

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