La résistance de Tsipras

Voilà bien la faute à laquelle on voudrait pousser Alexis Tsipras : la trahison du mandat que lui a délivré le peuple au mois de janvier.

Denis Sieffert  • 24 juin 2015 abonné·es

Alors que l’on s’avance péniblement vers un compromis entre la Grèce et ses créanciers, commence une autre bataille. Celle de l’image. Qui a gagné, qui a perdu ? C’est finalement la vraie bataille politique. Il est encore temps, au-delà de la réalité d’un accord désormais probable, d’infliger une défaite symbolique à Alexis Tsipras. Faisons confiance à une partie de notre presse pour s’y employer. L’enjeu est évident. Il faut délivrer un message aussi clair que désespérant aux peuples européens qui auraient la tentation de sortir de l’orthodoxie libérale. Il faut que les Espagnols, par exemple, aient le temps d’y réfléchir avant de porter au pouvoir Podemos. La fameuse « TINA » (« There is no Alternative ») joue sa peau. Or, la résistance d’Alexis Tsipras, dans les pires conditions, tend à prouver qu’il y a peut-être un chemin.

C’est bien ce qui a fait perdre ses nerfs à Christine Lagarde, qui n’a sans doute pas l’habitude qu’on lui résiste. En tout cas, pas à propos de vulgaires histoires de pensions de retraite. Au comble de l’exaspération, la directrice du FMI a récemment regretté de ne pas avoir en face d’elle des « adultes ». Des « adultes » et pas cet irresponsable de Tsipras, puéril au point de vouloir respecter ses engagements électoraux, ou ce Varoufakis, presque aussi narquois qu’elle est arrogante. Notre grande bourgeoise leur parle de milliards de dette, et eux répondent dizaines d’euros. C’est affaire de culture. Banquier, technocrates, ou réactionnaire atrabilaire, comme le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schaüble, ils ont en commun d’être incapables de considérer les « vrais gens ».

Ces retraités grecs qui ont laissé presque la moitié de leur pension dans la grande cure d’austérité imposée par l’Union européenne et le FMI, et qui vivent déjà en dessous du seuil de pauvreté. C’est à eux que Mme Lagarde voudrait retirer cent trente euros supplémentaires sous trois ans. Et c’est à cela que résiste Tsipras. Face au chantage à la faillite, le Premier ministre grec a dû faire, lundi encore, d’importantes concessions. Il a accepté de nouvelles hausses de TVA sur l’hôtellerie, et sur les îles de luxe : Mykonos, Santorin, et quelques autres paradis sur terre. Mais il y a ce qu’il a appelé ses « lignes rouges ». Ces limites à ne pas franchir sans risquer de trahir le mandat que lui a délivré le peuple au mois de janvier. Car voilà bien la faute à laquelle on voudrait le pousser : la trahison.

La CIA n’étant plus ce qu’elle était – au grand regret du chroniqueur du Monde Arnaud Leparmentier, dont il faut lire l’ahurissante chronique du 17 juin –, et les colonels ayant laissé un mauvais souvenir, on aimerait bien que le peuple se charge de refermer la « parenthèse » Syriza. On voit bien là que nous ne sommes plus en économie, ni dans la finance, mais bien en politique. Il ne faut surtout pas que ce gouvernement grec s’en tire à bon compte. Or, pour l’instant, Tsipras résiste. Il ne veut pas toucher aux petites retraites, ni à la TVA sur l’électricité, parce qu’une telle mesure pénaliserait indifféremment tout le monde, ni aux taxes sur les médicaments ou sur les livres. On voit le symbole. Sa ligne rouge est une ligne de classe. Celle qui sépare « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas », pour reprendre la terminologie qu’affectionne Pablo Iglesias [^2]. Mme Lagarde parle de « la Grèce », Tsipras parle des Grecs. Des humains, de chair et de sang. Il sait faire la différence entre les petites gens et les riches qui s’en donnent à cœur joie dans leur exercice préféré : l’évasion fiscale. C’est en cela que l’affaire grecque remet au goût du jour des enjeux, et peut-être des mots, que la lourde défaite idéologique subie par la gauche européenne depuis trente ans avait effacés du débat public.

L’enjeu de cette crise est double. Il est d’abord réel pour les Grecs qui le savent si bien qu’ils restent mobilisés derrière leur gouvernement. Mais il est aussi culturel. C’est à la fois le retour d’une grille de lecture sociale – celle-là même qui ne « structure plus » le débat comme s’en réjouit Jean-Marie Le Guen –, et évidemment une question démocratique. Qu’y a-t-il de plus légitime entre le vote grec du mois de janvier et la « troïka » formée du FMI, de la Banque centrale européenne et de l’Union européenne ? C’est une grande question d’avenir pour les peuples d’Europe. Sur ce sujet aussi, la bataille de l’interprétation commence. Et la France dans tout ça ? Elle est bien silencieuse. François Hollande se tient coi. Il n’a aucune envie que Syriza donne le mauvais exemple de l’espoir à gauche. Mais c’est un peu difficile à dire.

[^2]: Entretien à l’Obs du 18 juin.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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