Ce qui reste de la Navale

En évoquant les chantiers navals de Nantes, Julien Grimaud et Dany Morel donnent la parole à une identité ouvrière oubliée. Un superbe documentaire radio.

Jean-Claude Renard  • 8 juillet 2015 abonné·es
Ce qui reste de la Navale
© Photo : AHCNN

«C’était une grande famille, c’était le compagnonnage, c’étaient des solidarités. » C’est qu’il fallait beaucoup de monde pour construire un bateau. Chaudronnier, ajusteur, électricien, marin, soudeur, menuisier… Pas vraiment comme une voiture qui se construit à la chaîne. « Les gens n’imaginaient pas que des lieux comme ça puissent disparaître, c’était un monument, inscrit dans la ville. » Ce monument dans la ville, c’étaient les chantiers navals de Nantes, que réactivent Julien Grimaud et Dany Morel dans ce documentaire radio exceptionnel, Et la Navale restera. Qui, en dépit du titre, s’inscrit à l’imparfait. Parce que ces chantiers ont été fermés en 1987, après le départ du Bougainville, signant la fin des haricots pour nombre d’ouvriers.

En lieu et place demeure seulement la Maison des hommes et des techniques, précisément créée par les anciens du chantier. Là où les ouvriers se retrouvent encore, quelque trente ans plus tard, à deviser, se rappeler, s’entretenir sur des lambeaux. Là où la parole se libère, celle que les réalisateurs ont recueillie, une parole vive et rare quand on s’aperçoit combien cette culture n’est plus guère représentée dans les médias. Elle est pourtant bien réelle, cette culture. Et c’est d’abord ce qui a motivé les réalisateurs : « Dans une situation marquée plus que jamais par l’offensive politique, sociale et culturelle du libéralisme, la mise en lumière de la culture ouvrière, avec toutes les valeurs dont elle témoigne, partage, solidarité, lutte, relève aussi du combat politique. Nous souhaitions nous y inscrire. »

Et la parole fuse. Pour Gérard, « traceur de coques », qui se voyait gamin en école des beaux-arts, c’était « un métier artistique ». Ses résultats scolaires l’emmèneront plutôt aux chantiers navals de Bordeaux. Il vit la fermeture girondine en 1969, avant d’échouer à Nantes en dessinateur, entre les cols blancs et les ouvriers dans le cambouis, soit « l’aristocratie ouvrière ». Chaque jour, se souvient un autre ancien, « on avait droit à la sirène ». À l’embauche et à la débauche. Dans les vestiaires, ça discutait « sur un plan politique, sur un plan sportif ». On commentait le journal, charriait beaucoup. « Moi, ce que j’me souviens, raconte un ancien électricien à bord, c’est que l’hiver, on se les gelait, et l’été, on crevait de chaud ! Ce qui était pénible, c’étaient les conditions à bord, et puis le bruit. » Et de pointer les collègues cognant la tôle. « On parle maintenant d’amiante… Ben, nous, on vivait dans un nuage d’amiante ! Les menuisiers découpaient des cabines, y avait 80 % d’amiante dedans ! »

Au fil des souvenirs de la besogne remontent aussi les histoires de p’tits gars servant de larbins aux anciens, des anecdotes autour de la gamelle, le flot des surnoms… « Tête d’horloge », « Jojo de Moscou », « Beau tronc », « Palpe tout », « Capitaine Cradoc », « Pied de parpaing », « Vise au trou », « la Bernique »… Des noms au diapason d’un langage, avec ses tics, son phrasé, sa ponctuation, ses verves, entre le ronflement des sirènes et le martèlement des outils sur la matière, l’éclat des revendications sociales.

Soit une matière sonore dense, qui habille remarquablement le documentaire, que les réalisateurs ont puisée au sein de la Maison des hommes. « Alors que la fermeture des chantiers leur apparaissait inéluctable, relèvent les réalisateurs, certains ont compris la nécessité de conserver les traces sonores des différents métiers impliqués dans la construction des navires. » Des traces qui offrent une texture et un rythme au récit, qui permettent aussi d’imaginer « ce que pouvait être le quotidien de ces hommes. Il était pertinent, ensuite, d’opposer ces sons avec le relatif silence qui domine aujourd’hui le site ». Où, justement, rien n’est cicatrisé, où l’on entretient (pour combien de temps encore ?) « un mode d’être, un mode de se comporter au travail, souligne un ouvrier. Ça a encore des choses à dire aujourd’hui, ça mérite encore d’être raconté ». Si bien que la Navale restera.

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