Décoder le numérique

Les sciences sociales sont encore rétives à jouer leur rôle critique face aux millions de données collectées sur Internet.

Olivier Doubre  • 16 septembre 2015 abonné·es
Décoder le numérique
© Photo : AFP

Aujourd’hui, avec les outils numériques, la masse d’informations disponibles, récoltées parfois à la seconde, bouleverse les habitudes de recherche des sciences sociales et les possibilités d’analyse des sociétés. En particulier, ce que l’on appelle le big data – l’ensemble des données collectées sur les millions d’utilisateurs connectés à Internet – amène à penser de nouveaux enjeux, voire de nouvelles fonctionnalités pour les sciences sociales. Et ce dans la plupart des disciplines. Ainsi, le numérique a déjà profondément affecté le travail des linguistes, avec par exemple le traitement automatique des langues, ou celui des géographes, qui ont depuis longtemps abandonné les cartes à main levée pour traiter de grandes quantités de données géographiques grâce aux calculs des ordinateurs. Ce qui a conduit à la création d’une nouvelle discipline, la géomatique, ayant pour objet les outils et les méthodes d’analyse par informatique de ces données. Pourtant, nombreux sont les chercheurs qui considèrent encore ces phénomènes comme superficiels car virtuels, alors qu’ils ont pris une place extrêmement importante dans la vie quotidienne et professionnelle. Les sciences sociales ne courent-elles pas le risque de délaisser tout un pan de l’activité humaine ? Ces phénomènes ne nécessitent-ils pas qu’on porte sur eux, et sur leurs modes de production, un regard critique ?

Or, ce travail exige des méthodes des chercheurs, prenant en compte le volume, la variété des sources et la vélocité. Alors qu’auparavant un chercheur travaillait généralement sur une base de données, comme le recensement national pour les démographes, le big data, qui offre une multiplicité d’ensembles de données, exigera de lui une approche qui dépasse forcément les frontières de sa discipline. Professeur de sociologie à Sciences Po, Dominique Boullier [^2] y dirige le Médialab, laboratoire dédié à l’analyse des supports numériques et à leurs implications dans la société. C’est, selon lui, le principal défi que doivent relever les sciences sociales. Les critiques ne manquent pourtant pas vis-à-vis d’études produites à partir des données issues du big data. En effet, celles-ci ne portent que sur des « traces laissées par les utilisateurs sur Internet (tweets, “likes”, commentaires, etc.) – et non sur la société elle-même », explique-t-il. Mais « les sciences sociales ne sauraient les balayer du revers de la main », car ces données « modifient nos capacités d’analyse » en produisant des effets sur les individus ou les groupes sociaux. « Il faut apprendre à analyser ce monde-là, délimiter ces phénomènes, savoir et critiquer la façon dont ils sont construits : qu’on le veuille ou non, garder prise avec le monde du numérique est un nouveau chantier, essentiel aujourd’hui pour les sciences sociales. » Face aux tenants d’une conception classique des sciences sociales, dédaignant le numérique et les visions uniquement quantitatives de la société, Dominique Boullier prévient : « Si les sciences sociales ignorent ces objets, ne les travaillent pas avec leurs propres outils et leurs méthodes, en alliant critique et réflexivité, ce sont les analystes de Google, Microsoft ou Facebook – d’ailleurs souvent des sociologues, des anthropologues ou des démographes embauchés par ces multinationales – qui vont produire leurs analyses, avec les objectifs et les orientations de leurs patrons. »

Or, du fait de la rareté des postes et de la précarité dans laquelle travaillent nombre de chercheurs, beaucoup de diplômés rejoignent volontiers ces multinationales. Leur attrait n’est pas seulement économique, il repose aussi sur la nouveauté d’un secteur qui exige une tournure d’esprit différente de l’idéal académique. « On assiste à une véritable absorption des cerveaux, estime Dominique Boullier, souvent brillants, avec des formations diverses, de l’économie à la communication bien sûr, mais aussi en sociologie, en science politique ou en anthropologie… » Thierry Venin connaît bien les difficultés économiques des chercheurs. Docteur en sociologie, après de nombreux petits boulots, il dirige une agence d’ingénierie informatique tout en poursuivant ses recherches. Il s’est tourné vers les sciences sociales par « appétit intellectuel » et a enquêté sur la société numérique et ses effets pervers [^3], à l’instar de la « laisse numérique » que les nouvelles technologies constituent notamment pour les cadres, réduisant leur vie privée. Si, pour lui, il est illusoire de concevoir les sciences sociales sans le numérique, « celles-ci doivent l’intégrer à leurs objets, et surtout bien comprendre que les modèles algorithmiques sont des constructions humaines, elles-mêmes analysables ». Ce qui suppose que le chercheur soit « en mesure de comprendre un minimum de technique, pour pouvoir analyser la production et la méthode de collecte des données du big data, en conservant une finalité scientifique autonome, sans succomber à la croyance irrationnelle d’une technique toute-puissante, telle une sorte de “pensée magique 2.0” ». À partir de sa propre expérience, le chercheur met en garde contre la séparation « dangereuse » entre « des sciences sociales déconnectées et des techniciens du numérique qui travaillent seuls dans leur propre univers, sans que personne ne pose un regard sur ce qu’ils font ». Car, selon lui, les chercheurs en France sont « bien trop timides face à cet univers, qui est aujourd’hui une réalité ; ce que tout le monde sait par ailleurs ! » .

Cet « impératif du numérique » ouvre une « nouvelle ère » pour les sciences sociales. C’est ce qu’avait pointé en 2013 Michel Wieviorka, directeur d’études à l’EHESS [^4], sans ignorer les limites du numérique et les questions qu’il pose à sa discipline. Il s’inquiétait ainsi, lors d’une séance d’un séminaire de Dominique Boullier où il était invité, de la tendance de nombreux chercheurs « à abandonner simplement certaines questions au big data  », alors qu’il serait grand temps de « réfléchir aux relations de pouvoir qui se jouent autour du numérique  ». Dans les années 1970, rappelait-il, il était courant de critiquer « l’impérialisme » des multinationales comme IBM. Mais, aujourd’hui, critiquer Google ou Microsoft est « moins aisé, car chaque chercheur est aussi un utilisateur de l’objet qui devrait faire l’objet de sa critique ». Disparu en 1989, le philosophe de la technologie Gilbert Simondon, assez marginal en son temps, avait appelé à réconcilier culture et technique en s’opposant au « facile humanisme » technophobe, et à oser un « humanisme difficile » où les objets techniques doivent être pensés dans leurs relations avec les hommes. Avec ce nouveau champ du numérique, les sciences sociales sont sans aucun doute confrontées à cet enjeu.

[^2]: Auteur de Sociologie du numérique, Armand Colin, à paraître en février 2016.

[^3]: Un monde meilleur ? Survivre dans la société numérique, Desclée de Brouwer, 354 p., 19,50 euros.

[^4]: L’Impératif numérique ou la nouvelle ère des sciences humaines et sociales ?, CNRS éditions, 2013.

Idées
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