Un cas de réaction philosémite

Ivan Segré analyse la dérive du discours pro-israélien.

Denis Sieffert  • 28 octobre 2015 abonné·es
Un cas de réaction philosémite
L’Intellectuel compulsif , Ivan Segré, Lignes, 221 p., 20 euros.

Le philosophe Ivan Segré poursuit son travail de décryptage de ce qu’il appelle « la réaction philosémite », titre d’un précédent ouvrage évoqué ici même. Il se livre cette fois à une étude de « cas ». Son « objet instructif » est celui qu’il nomme « l’intellectuel compulsif ». Il le décrit : « Hirsute, tourmenté, chevaleresque et piteux à la fois […], personnage de Cervantès, ou de Dostoïevski, égaré dans un vaudeville français » qui a « la médiocrité prospère du bourgeois et le cynisme grandiloquent du maître des lieux ». Les lecteurs allergiques à la moindre évocation de cette figure facilement identifiable auraient tort de se détourner. Car si « l’intellectuel compulsif » existe bel et bien, hirsute et tourmenté, il peut être vu aussi comme une allégorie, présentant la forme la plus achevée de la mauvaise foi pro-israélienne. L’étude talmudique à laquelle se livre Segré prend appui sur un exemple : le traitement réservé par son « objet instructif » au film Route 181 du Palestinien Michel Khleifi et de l’Israélien Eyal Sivan. Ce beau documentaire de 2003 nous entraînait le long de cette ligne dite de « partage » tracée par la résolution 181 des Nations unies. Une ligne gommée deux fois par les guerres de 1948 et de 1967, et devenue pure fiction avec l’empiétement colonial.

Pour délégitimer le film, l’intellectuel compulsif alterne charges furieuses et amalgames insidieux, jusqu’à faire voisiner Eyal Sivan avec Dieudonné dans une énumération. La simple évocation de l’État binational le met en rage. Et l’image d’un Palestinien devant une maison détruite lui inspire une affirmation délirante : « Le film dit oui tout juif est une cible, car Israël est un long crime. » Montrer la colonisation, c’est toujours « nazifier » Israël et appeler au meurtre des juifs. Ce n’est pas l’occupation, la destruction des maisons, les exécutions extrajudiciaires qui suscitent la haine, mais le film qui montre ou évoque ces événements. L’intellectuel compulsif ne voit jamais la Lune, il regarde le doigt…

Segré analyse ce long glissement jusqu’au moment où l’intellectuel en question livre le fond de sa pensée : le problème, c’est l’antiracisme, la société multiethnique. Voilà ce à quoi les colons juifs résistent. Comme eux, avec eux, l’intellectuel compulsif est convaincu que vouloir l’égalité de tous en Israël-Palestine, « sans considération ethnique ou religieuse », c’est vouloir tuer le juif. On voit bien que le propos dépasse le conflit israélo-palestinien pour théoriser l’organisation de nos sociétés. C’est en cela que le « cas » est passionnant. Encore un mot : en 2014, une Union des patrons juifs de France a remis un prix du « courage politique » à une personnalité qui rencontre des difficultés pour « faire passer sa pensée dans les médias ». Le lauréat s’appelait Alain Finkielkraut.

Idées
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