Fanon, médecin de la maladie coloniale

Un nouveau tome d’ Œuvres regroupe fictions et textes médicaux et politiques inédits.

Olivier Doubre  • 4 novembre 2015 abonné·es
Fanon, médecin de la maladie coloniale
© **Écrits sur l’aliénation et la liberté. Œuvres II** , Frantz Fanon (Jean Khalfa et Robert J. C. Young éd.), La Découverte, 688 p., 26 euros.

En septembre 1959, François Maspero, sur le point de publier l’An V de la révolution algérienne, doit en écrire la préface sans que l’auteur, Frantz Fanon (1925-1961), retenu à Tunis, ne puisse la lire. Celui-ci lui écrit : « C’est à vous de voir – je vous laisse seul juge. Ce que vous déciderez a déjà mon accord. » L’éditeur et le psychiatre, né en Martinique, ne se sont jamais vus – et ne se rencontreront d’ailleurs jamais. Maspero, qui admire Peau noire, masques blancs, le seul livre alors publié de Fanon (au Seuil, en 1952, grâce à Francis Jeanson), débute dans l’édition. Naît une amitié épistolaire fondée sur une grande estime et une confiance politique réciproques. Fanon est alors un représentant du Gouvernement provisoire de la République algérienne, dont il deviendra bientôt l’ambassadeur à Accra, capitale du progressiste Ghana. Les années suivantes, Maspero publiera ses trois autres livres, suscitant à chaque fois saisies, amendes et poursuites judiciaires pour atteinte à la sûreté de l’État, incitation à la désertion ou injures à l’encontre de l’armée. Ce qui jamais n’entame sa détermination.

Alors que Fanon aurait eu 90 ans cette année, ce second volume d’ Œuvres, inédites cette fois, est loin de se limiter à la seule correspondance entre François Maspero et l’auteur des Damnés de la terre  [^2]. Il donne à lire un Fanon à bien des égards nouveau, plus intime aussi. Celui d’une pensée en construction, mais toujours radicalement engagée aux côtés de tous les colonisés en lutte. Outre la liste des ouvrages de sa riche bibliothèque, où sont signalés les passages de livres annotés de sa main, une section regroupe nombre d’articles parus après 1957 dans l’organe alors clandestin du FLN, El Moudjahid, et surtout des « écrits politiques » où, déjà, il fourbit une critique des nouvelles élites africaines post-indépendances, « laquais de l’impérialisme » et du néocolonialisme.

On découvre aussi un Fanon dramaturge, avec deux pièces rédigées durant ses études de médecine à Lyon, « imprégnées de la poésie de Césaire et des théâtres de Claudel et de Sartre », écrivent Jean Khalfa et Robert J. C. Young. Les deux éditeurs du volume ont réalisé un imposant travail en retrouvant, restaurant parfois, les textes psychiatriques de Fanon (dont sa thèse de doctorat), qui sont autant de charges contre l’ethnopsychiatrie coloniale, alors qu’il est devenu médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Un « matériel capital », écrivait en 1964 François Maspero, qui espérait déjà les réunir en un volume, où Fanon, à partir de « son travail novateur », donne à connaître « l’aliénation colonialiste vue au travers des maladies mentales » qui frappent les Algériens.

[^2]: Les quatre livres de Fanon ont été réunis dans un premier volume d’ Œuvres (La Découverte, 2011), à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition. Cf. Politis n° 1176, du 10 nov. 2011.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Famille de Nahel : « On nous regarde de loin, à travers des clichés »
Entretien 22 octobre 2025 abonné·es

Famille de Nahel : « On nous regarde de loin, à travers des clichés »

Nahel Merzouk, 17 ans, a été tué le 27 juin 2023 à Nanterre du tir à bout portant d’un policier lors d’un refus d’obtempérer. Maissan, cousine de Nahel ; Atifa, sa tante ; Amir, son cousin ; et Fatiha, du collectif Justice pour Nahel, livrent un témoignage intime. La famille revient sur son combat pour la justice et ses blessures toujours ouvertes.
Par Kamélia Ouaïssa
Incarner la culture du pauvre
Sociologie 19 octobre 2025 abonné·es

Incarner la culture du pauvre

Le sociologue britannique Richard Hoggart retrace son parcours de jeune intellectuel issu de la classe populaire anglaise, dans une superbe « autobiographie sociologique ». Que l’on redécouvre dans une réédition bienvenue.
Par Olivier Doubre
Clément Carbonnier : « Baisser le coût du travail ne crée pas d’emplois »
Entretien 14 octobre 2025 abonné·es

Clément Carbonnier : « Baisser le coût du travail ne crée pas d’emplois »

En plein débat budgétaire, le livre Toujours moins ! L’obsession du coût du travail ou l’impasse stratégique du capitalisme français (La Découverte) tombe à point nommé. Son auteur, professeur d’économie à Paris-I Panthéon-Sorbonne, y démontre que les politiques économiques visant à baisser le coût du travail sont inefficaces et génératrices d’inégalités.
Par Pierre Jequier-Zalc
La qualification d’antisémitisme, « une confusion volontaire entre le religieux et le politique »
Antisémitisme 9 octobre 2025 abonné·es

La qualification d’antisémitisme, « une confusion volontaire entre le religieux et le politique »

Dans un ouvrage aussi argumenté que rigoureux, l’historien Mark Mazower revient sur l’histoire du mot « antisémitisme » et s’interroge sur l’évolution de son emploi, notamment quand il s’agit d’empêcher toute critique de l’État d’Israël.
Par Olivier Doubre