Nicolas Hénin : « Les frappes aériennes alimentent le discours de Daech »

Pour le journaliste Nicolas Hénin, il faut réduire la part militaire de notre intervention en Syrie au profit d’une solution politique. Sans cela, il est illusoire d’espérer échapper à la violence.

Denis Sieffert  • 18 novembre 2015 abonné·es
Nicolas Hénin : « Les frappes aériennes alimentent le discours de Daech »
Nicolas Hénin est journaliste indépendant, spécialiste du Moyen-Orient. Il est l’auteur de Jihad Academy (Fayard, 2015). Il a été otage en Syrie de juin 2013 à avril 2014.
© TRIBOUILLARD/AFP

L’intensification des frappes aériennes prônée par François Hollande pour anéantir Daech est, selon Nicolas Hénin, un déni de la réalité du terrorisme. C’est la violence de la répression du régime syrien qui a produit la radicalisation, tandis que la société civile, ignorée et abandonnée à son sort, s’est effondrée.

Peut-on envisager une victoire sur le terrorisme sans qu’il soit mis un terme, d’une façon ou d’une autre, à la crise syrienne ?

Nicolas Hénin : Depuis plusieurs mois, cette ombre syrienne plane sur l’Europe. Aussi longtemps qu’on laissera le feu à cette région, on pourra s’attendre à porter une part du fardeau de cette violence. Les dispositions sécuritaires ne sont, face à cela, que des chimères. Elles ne peuvent nous protéger complètement. Je ne veux évidemment pas minimiser l’ampleur du drame effroyable du 13 novembre à Paris, mais il ne faut jamais oublier que, depuis quatre ans, il y a une moyenne de deux cents tués par jour en Syrie. Les Syriens vivent chaque jour un « 13 novembre ».

Pensez-vous que l’intensification des frappes aériennes soit une solution ?

Avant de répondre à votre question, je veux dire que je suis triste de voir à quel point la France est vulnérable en période électorale. Les réactions aussi bien politiques que médiatiques sont très inquiétantes. Je redoute une escalade sur les thèmes sécuritaires et populistes dans le cadre d’une surenchère électorale. Quant au renforcement des frappes aériennes, c’est un déni de la réalité du terrorisme. Les frappes françaises sont de toute façon marginales par rapport à la coalition, et elles adressent un message détestable à la population syrienne. Elles alimentent le discours de propagande de Daech, qui dit à la population : « Regardez, le monde entier est contre vous. » Il ne faut pas oublier que si Raqqa  [cible des derniers bombardements français, NDLR] est la « capitale » de Daech en Syrie, c’est aussi une ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants piégés, qui ne peuvent sortir parce que les règles extrêmement strictes imposées par Daech le leur interdisent, ou ne veulent sortir parce qu’ils ont là leur famille et leur maison. Il faut donc prendre le problème à l’inverse. Lutter frontalement contre Daech, c’est tomber dans un piège. François Hollande nous a vendu les frappes comme la solution au terrorisme en France. On a vu ce que cela donne. Intensifier les frappes, c’est s’aliéner la population syrienne. Bien sûr, les arrêter maintenant, ce serait envoyer un message de faiblesse et donner l’impression que l’on a cédé. Il aurait fallu les arrêter avant. Mais se lancer dans une surenchère, c’est tomber dans le piège. Et, de ce point de vue, les jihadistes ont gagné.

Mais alors, comment combattre Daech ?

Je reste persuadé qu’à partir du moment où l’on rendra l’espoir aux Syriens, avec la perspective d’une solution politique et une feuille de route, on verra s’effondrer Daech, qui aura perdu sa raison d’être. Mais cette solution politique, ni Daech ni Bachar Al-Assad n’en veulent. Ils font tout pour l’empêcher en utilisant leurs relais internationaux. Ce qu’il faut, à très court terme, c’est tout faire pour protéger la population civile. C’est l’extrême violence de la répression, avec son cortège de morts, qui a produit la radicalisation politique et religieuse. C’est elle qui a produit Daech. Si l’anéantissement de Daech intervenait sans solution politique, on verrait apparaître dans six mois un groupe encore plus radical. Il faut, au contraire de ce qui est fait aujourd’hui, réduire autant que possible la partie militaire de notre lutte antiterroriste, car elle produit immanquablement des dégâts chez les civils. Et, même avec le peu de leviers qu’on a, il faut insister sur la solution politique.

Quelle peut être encore cette solution ?

Soit on trouve du côté du régime des gens qui acceptent de s’asseoir avec des représentants de la rébellion, fût-ce au nom des acquis de la révolution baasiste, ou parce qu’ils veulent croire en un avenir pour la Syrie, soit on va vers une partition de fait. Or, ces gens sont difficiles à trouver dans un régime qui s’est entièrement construit autour de la personnalité de son chef. La solution la plus probable, à très court terme, est donc un maintien de Bachar, non parce qu’il est fort mais parce que ses parrains internationaux sont puissants et entêtés. Il se maintiendrait sur une sorte d’« alaouistan », qui regrouperait les Alaouites [^2], d’autres minorités et quelques sunnites soumis, et qui serait entouré par un « sunnistan » chaotique, à l’image de ce qu’on a vu entre 2006 et 2009 dans l’ouest irakien. Avec, au sein de ce « sunnistan », une course à la radicalité puisque, dans ces situations, ce sont les groupes les plus radicaux qui obtiennent le plus de succès.

On a beaucoup parlé de « rebelles modérés ». Existent-ils encore ?

Bien sûr qu’ils existent. Il y a un problème de représentation médiatique. Dès le début, les médias ont pointé leurs projecteurs vers les éléments les plus radicaux de la rébellion. L’intérêt s’est porté sur tout ce qui était militaire, et on a négligé tout ce qui était société civile syrienne. À force d’être ignorée, elle s’est largement effondrée, entre les massacres et l’exil. Les groupes armés qui se transforment en solution politique m’inspirent une réticence de principe. Mais il existe des groupes non armés de la société civile, toujours présents dans le pays, qui orientent leur activité sur les services de base à la population.

[^2]: Les Alaouites, communauté confessionnelle à laquelle appartient Bachar Al-Assad, représentent 8 % de la population syrienne. Ils sont basés principalement dans l’enclave de Lattaquié, sur le littoral situé au nord du Liban.

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