Palestine : « Le sniper n’aura pas à répondre de ses actes… »

TÉMOIGNAGE. Le 11 novembre dernier, les « moustaaribine », un commando israélien, littéralement « ceux qui se déguisent en Arabes », se sont mêlés à une manifestation à Ramallah, avant d’ouvrir le feu sur les manifestants ? Le diplomate palestinien Bajed Bamya était présent.

Politis.fr  • 13 novembre 2015 abonné·es

« Je ne voulais pas en parler. Trop pénible, trop difficile, ou peut-être parce que les mots semblent insignifiants face à une telle réalité. Mais l’exécution sommaire d’un Palestinien dans un hôpital m’a décidé a rapporter ce que j’ai vu de mes propres yeux hier ».

L’homme qui parle ainsi est Majed Bamya, chargé du dossier des prisonniers auprès du ministère palestinien des Affaires étrangères. Il est également chercheur pour le Réseau euroméditérranéen des droits de l’homme. Il participait mercredi à une marche organisée à Ramallah à la mémoire de Yasser Arafat, mort le 11 novembre 2004.

*« Ce qu’on appelle communément les heurts ont éclaté, rapport Majed Bamya, mais définissons les heurts. Des jeunes munis de pierres contre des jeeps militaires blindés, des tours, des murs, et un arsenal militaire. Ici se passe l’histoire que personne ne vous raconte, celle du soulèvement d’une génération qu’on assassine impunément (…).

Nous étions en train de discuter de la situation, et des jeunes essoufflés nous entouraient, les soldats étaient hors de portée, et nous regardaient du haut de la colline, tout en se positionnant en formation de combat.Nous nous demandions quand commencerait la salve de bombes lacrymogènes qui durant les derniers jours ont provoqué la mort de deux personnes au moins, et comment s’adapter au vent pour en minimiser la portée.Face à moi, à moins d’un mètre, un jeune homme porte la main a son cou.

Pour moi, le temps est suspendu durant cette infinie seconde, je sais ce qui suivra… il s’écroule. Des taches de sang apparaissent sur son col. Les jeunes crient, appellent l’ambulance. Un jeune homme crie à la foule ‘des snipers ! des snipers !’. Panique dans la foule, on évoque d’autres jeunes qui s’écroulent sans qu’un seul bruit de balle se fasse entendre. Tout le monde court pour esquiver ces balles silencieuses et invisibles. Devant nous apparait un homme à la main déformée et ensanglantée, comme un puzzle impossible à assembler de nouveau, il demande une ambulance. Des jeunes bravent les balles pour l’amener vers l’ambulance. Les blessés se succèdent et il n’y a plus d’ambulances disponibles.

Nous sommes à des centaines de mètres des soldats et pourtant les balles réelles pleuvent, désormais assourdissantes. Nous nous éloignons et les soldats se rapprochent. Un jeune appelle les gens à se mettre à couvert derrière les voitures, mais rien n’y fait, des blessés continuent à tomber. On décide alors de se réfugier derrière un bâtiment. Alors que nous entreprenons cette course, un jeune à deux mètres derrière moi s’écroule, une balle l’a atteint dans le dos. Les soldats s’acharnent. C’est une punition collective, un terrorisme rendu possible par une totale impunité. Le jeune est à terre. Les autres jeunes se regardent. Ils ne peuvent le laisser. De nouveau leur courage défie toute logique et ils vont le porter et le mettre à l’abri, mais il n’y a plus d’ambulance. Une voiture passe par là, des gens supplient le conducteur d’amener le blessé à l’hôpital, même si cela signifie qu’il sera privé des premiers soins auquel il aurait pu s’attendre dans une ambulance. L’homme accepte.

Nous sommes désormais à l’abri. Tout ce que je viens de décrire a eu lieu en dix minutes (…) Au mieux, personne ne parlera de ces manifs, de nos blessés et de nos morts. Au pire, on dira qu’on l’a bien cherché (…). Je suis animé d’une colère terrible. Les images de ces corps en sang ne sont pas les premières que je vois, ni les dernières, mais quelque chose dans cette désinvolture des balles qui viennent se loger dans notre chair et nos rêves, sans se soucier de nos prénoms ou de notre histoire et encore moins de justice et de droits, me révolte. Le sniper sait qu’il n’aura pas à répondre de ses actes. Un ami s’approche de moi, tente de m’apaiser, mais rien n’y fait. La saison de chasse est ouverte et cette chasse ne connait aucune réglementation ».*

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