« Les valeurs ouvrières ne sont plus transmises »

Réalisé avant les régionales, l’entretien que nous publions ici de deux sociologues, Stéphane Beaud et Michel Pialoux, avec Christian Corouge, ouvrier retraité de Peugeot, explique beaucoup.

Olivier Doubre  • 16 décembre 2015 abonné·es
« Les valeurs ouvrières ne sont plus transmises »
© Photo : BOZON/AFP

Un peu plus d’une semaine après les attentats de Paris du 13 novembre, nous avons eu un premier entretien, le lundi 23 novembre, avec Christian Corouge. Il nous a parlé une quinzaine de minutes. Tout ce qu’il disait nous paraissait si original et si peu entendu que nous avons eu l’idée de proposer à Denis Sieffert un texte de lui en lieu et place d’une analyse qu’il nous avait demandée comme « sociologues ». Nous avons rappelé Christian le lendemain et avons pu discuter un peu moins d’une heure au téléphone en l’enregistrant. Précisons que Michel Pialoux connaît Christian depuis 1983 et qu’ils ont réalisé un travail sociologique au long cours, paru notamment dans un livre, Résister à la chaîne  [^2].

Tu vis depuis quarante ans dans le quartier populaire de Champvallon, à Bethoncourt [à quelques kilomètres de la grande usine Peugeot de Sochaux]. Quelle appréciation portes-tu aujourd’hui sur le contexte politico-social au niveau local ?

Christian Corouge : Ce que je vois d’abord dans mon quartier de Champvallon ? C’est que tous ceux qui ont un petit job, même en intérim, ont essayé de se tirer par tous les moyens des grands ensembles pour faire bâtir une maison. Ce qui a appauvri économiquement le quartier puisqu’il n’y a plus, ou presque, que des gens qui ne bossent plus. Il s’agit de familles nombreuses, pour beaucoup monoparentales, souvent immigrées, ou de retraités. Avec le désengagement de l’État et des communes, qui s’ajoute au fait que Peugeot a réduit drastiquement ses embauches, mêmes précaires, on voit bien que ces quartiers vont finir par être complètement démolis. Ou bien devenir une sorte de ghetto pour les familles à problèmes. Et c’est déjà un peu le cas ! Je n’arrête pas de dire depuis des lustres qu’on a besoin d’animateurs et d’éducateurs dans les quartiers. Et, comme il n’y en a plus, du coup, ce boulot est principalement assuré d’abord par la « communauté musulmane » – qui a toujours joué, si je puis dire, dans la symbolique de la charité, puisque par ailleurs les « cathos » et les protestants ont quasiment disparu – et ensuite, depuis environ deux ans, par les évangélistes. Tout cela traduit bien le manque de structures. Mais le fond du problème est ailleurs, il tient à ce que la socialisation se faisait, pendant des années, par rapport au travail. Or, comme le travail est devenu très rare, les gens se retrouvent isolés, enfermés chez eux… Surtout, il faut redire que, dans ces quartiers difficiles, socialement dévastés, les enfants devraient, pour pouvoir s’en sortir, avoir les meilleures écoles, avec de la vraie culture, du théâtre, du cinéma… Mais on a plutôt de mauvaises écoles, avec des enseignants primo-arrivants. Et dès qu’ils ont un peu d’ancienneté, gagnant beaucoup de points en étant dans ces secteurs, ils se tirent eux aussi. Dans le temps, les profs habitaient dans ces quartiers, maintenant ils viennent des centres-villes, et ça, mine de rien, ce n’est pas un petit changement.

Hier, au téléphone, tu nous as beaucoup parlé du RSA dans le quartier…

Ah oui ! Pour moi, ça pose un problème par rapport à toutes les familles qui gagnent moins de 1 500 euros par mois. Vous avez des familles avec quatre grands enfants qui, tous, touchent le RSA et qui glandent toute la journée. Alors que, juste à côté, d’autres se lèvent le matin pour aller à l’usine et, au final, toutes ont à peu près les mêmes revenus ! Et, comme les conditions de travail sont déplorables, l’ouvrier qui ressort lessivé de ses huit heures de chaîne de montage, il voit ça d’un œil aigri, et même, souvent, ça le révolte. Mes voisins, par exemple, partent ainsi au Maroc trois fois dans l’année. Faut avoir le courage de dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Cela ne veut pas dire supprimer le RSA et les autres formes d’aide, sûrement pas. Mais, en même temps, les « gros » ont très vite compris que, même avec 470 euros par mois, on est consommateur aussi ! Je dis simplement que cela entraîne des dérives. Le RSA est vraiment une question compliquée. D’un côté, il ne faut pas l’enlever, mais de l’autre, c’est certain que, dans les familles au RSA, ça permet à certains de vivre mieux que celui qui bosse. Et puis il y a les petits trafics de shit pour avoir un peu plus d’argent…

Tu nous as aussi dit des choses intéressantes sur la police au niveau local…

Oui, des copains qui me racontent ce qui se passe dans la police du coin. Les flics, à force d’ennuyer les jeunes avec des contrôles d’identité ou de tout le temps devoir montrer leur présence, se font haïr par les jeunes. Et vu la période actuelle, après les attentats, avec une mobilisation 24 h/24, il y a une exaspération des flics eux-mêmes. Tout ça augmente les risques de bavure, dès lors que tous les flics sont armés et aussi épuisés, d’où, d’ailleurs, des rapports de plus en plus tendus avec les gens. Avec les jeunes, ça n’a jamais été facile, mais là, ça devient vraiment difficile. Sur le terrain, on leur demande de faire de plus en plus de trucs, pas mal d’entre eux voient bien que ce n’est pas ce qu’il faut faire, mais ils ne peuvent pas le dire.

Pourtant, Bethoncourt n’est pas comparable aux quartiers nord de Marseille…

Non, bien sûr, il n’y a rien de comparable, ni par l’architecture ni par le nombre d’habitants. Maintenant, quand on laisse des quartiers à l’abandon, où 35 % à 40 % des jeunes sont au chômage, ce n’est certes pas comme les quartiers nord de Marseille, mais on voit bien que la tension s’installe : elle est économique, elle devient communautariste, presque raciste, parce qu’il y a ceux qui ont du boulot et ceux qui n’en ont pas. Et ceux qui n’en trouveront jamais, notamment parce qu’ils ont des dossiers chez les flics très épais. Mais, le pire, c’est que tous les endroits de socialisation qui existaient avant, même un bistrot, ont pour la plupart fermé. Il n’y a même plus d’endroits où ces gamins peuvent communiquer avec d’autres personnes.

Dans le temps, les syndicats organisaient en quelque sorte le lien social. Aujourd’hui, ils semblent hors-jeu, aussi bien vis-à-vis de ces jeunes qu’auprès des retraités, notamment des vieux immigrés, avec qui les relations se relâchent…

Il y a un souci vraiment grave de transmission, par rapport aux valeurs de la classe ouvrière. Beaucoup de copains ont décidé de « faire bâtir » en quittant les grands ensembles, et cette fuite des HLM a déstructuré les associations, les clubs sportifs et même les conseils municipaux. Il n’y a pratiquement plus d’ouvriers dans les municipalités. Alors, comment aujourd’hui arriver à transmettre aux jeunes ces valeurs ? On l’a vu pendant la campagne électorale, où des jeunes d’une vingtaine d’années qui faisaient leurs courses au centre commercial nous disaient : « Les politiques, c’est tous les mêmes ! » Or, quand on prenait vraiment du temps pour s’asseoir et discuter avec eux, on leur disait que nous aussi on avait travaillé « à la boîte » et que c’était pas facile, et surtout qu’on a les mêmes intérêts, qu’on ne veut pas se faire emmerder par les patrons ni par les organismes HLM, alors ils comprennent ce genre de langage. Mais, c’est vrai, il faudrait être en permanence avec eux. Je regrette vraiment que le mouvement syndical n’ait pas réinstallé des universités ouvrières. C’est, je crois, ce qu’il faudrait faire aujourd’hui. Parce que, dans ces quartiers où les gosses sont tous d’origine ouvrière, ils fanfaronnent souvent, mais il y a aussi des moments où ils sont demandeurs d’informations sur l’histoire ouvrière, et aussi sur le code du travail : par exemple, à quelles prestations on peut prétendre quand on a travaillé trois mois seulement. Ou comment les boîtes d’intérim gèrent les congés payés, versent les primes de fin de mission… Je crois en quelque chose d’essentiel : il faut retourner dans ces quartiers populaires pour avoir un contact social avec cette population que l’on n’arrive pas à toucher le long des chaînes car ils n’ont pas de contrats renouvelés. Cela me fait penser à ces travailleurs marocains qui se battent une fois à la retraite pour faire prendre en compte l’évolution de leur carrière : cela m’a fait mal, syndicalement, de savoir que des copains de la CGT n’ont pas pris en compte les problèmes de copains marocains qui travaillaient à côté d’eux pour exiger un déroulement de carrière égal au leur. Il faut retourner auprès des classes populaires, c’est le devoir du mouvement syndical. Parce qu’il y a eu aussi trop de trahisons chez certains hommes politiques, qui parfois provenaient du syndicat. Sans parler de Pierre Moscovici, qui était élu PS du pays de Montbéliard et qui a tout laissé tomber pour être ministre de l’Économie puis commissaire européen à l’Économie : ce sont des choses impardonnables politiquement, et qui sont difficiles à remonter ensuite auprès des gens. Cela ne se fait pas !

Comment vois-tu l’avenir de l’usine Peugeot ?

C’est contradictoire. Parce qu’elle compte toujours 10 000 ouvriers et que, l’année prochaine, elle va fabriquer davantage de voitures. Selon le plan 2016, elle devrait fabriquer près de 300 000 voitures de plus. En gros, la direction pousse à la rentabilité maximale. Il n’y a plus d’ateliers professionnels. Il reste des OP [ouvriers professionnels, NDLR] de retouche, des tôliers, des peintres, des mécanos, des électriciens. Des gens performants. Mais des professionnels d’outillage, de machines-outils, il n’y en a plus. Or, c’étaient eux qui structuraient le mouvement syndical et qui offraient la connaissance d’un métier et d’un avenir. Quand on était à la création de machines-outils, cela permettait d’avoir un œil plus rodé sur l’avenir et sur ce que préparait Peugeot. Comme, aujourd’hui, on attend le prochain robot qui va arriver, ou le prochain système de maintenance qui vient d’Allemagne, de Belgique, du Japon, des États-Unis ou du Canada, chacun est perplexe. Alors qu’avant la direction devait respecter ces professionnels parce qu’il y avait un savoir-faire. Et avec les externalisations, comme ils appellent ça, au Maroc, en Chine ou ailleurs, c’est tout un savoir-faire qui s’en est allé.

Propos recueillis par Stéphane Beaud et Michel Pialoux, retranscription par Olivier Doubre

[^2]: Éd. Agone, 2011, cf. Politis n° 1156, du 9 juin 2011.

Idées
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