Secret des affaires : une directive européenne qui ne passe pas

La future directive européenne sur le secret des affaires fait l’objet de négociations secrètes. Une trentaine d’organisations syndicales et ONG demandent, dans une lettre ouverte à François Hollande, de protéger les libertés et les droits fondamentaux.

Thierry Brun  • 4 décembre 2015
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Secret des affaires : une directive européenne qui ne passe pas

Quelle sera la teneur du très controversé projet de directive européenne sur le secret des affaires [^2]? Il y a peu de chance qu’on le sache précisément dans les semaines à venir, les négociations pour mettre au point le texte étant secrètes et loin d’être achevées. Celui-ci ne sera pas soumis aux députés européens en séance plénière avant la fin de l’année, comme le laisse entendre une lettre ouverte, datée du 2 décembre, adressée à François Hollande par une trentaine d’organisations syndicales, d’ONG, le lanceur d’alerte Antoine Deltour et des journalistes, notamment Fabrice Arfi de Mediapart.

Alors que les négociations se poursuivent, les signataires de la lettre tirent la sonnette d’alarme sur un projet de directive qui « menace les droits fondamentaux et fait primer le droit des multinationales sur les intérêts sociaux, environnementaux et démocratiques » . Ils demandent à la France de faire « écho aux inquiétudes portées par l’ensemble des organisations syndicales françaises, de nombreuses ONG et journalistes, et des centaines de milliers de citoyens français » . Les auteurs relèvent aussi qu’au niveau européen, les principales organisations et instances concernées se plaignent de l’absence d’écoute.

Eurocadres, la principale organisation syndicale européenne de cadres, ainsi que la Confédération européenne des syndicats « et de nombreuses organisations syndicales nationales et ONG ont pourtant, depuis le début de la procédure, émis de multiples réserves qui n’ont pas été entendues. De nombreuses initiatives ont été prises pour alerter sur ces dangers, et notamment un appel européen intitulé “Stop Trade Secrets” (http://stoptradesecrets.eu/fr/) qui a été signé par 67 organisations issues de 11 pays européens, ou encore une pétition initiée en France par la journaliste Elise Lucet qui a reçu plus de 430 000 signatures » .

Tractations en coulisse

Les organisations qui suivent le dossier ainsi que des députés européens sont très inquiets des tractations en cours au sein du « trilogue ». Cette structure opaque, qui réunit des représentants de la Commission, du Parlement et du Conseil européens, planche depuis plusieurs semaines sur un texte amendé par la commission des affaires juridiques du Parlement européen, qui avait fait l’objet d’un très vif débat. Plus de 300 amendements au projet de directive de la Commission européenne avaient été déposés.

Amendé et adopté le 16 juin, le texte n’avait cependant pas rassuré les organisations syndicales. « La directive amendée est restée très dangereuse » , affirme Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de la CGT des ingénieurs, cadres et techniciens, un des syndicats signataires de la lettre ouverte à François Hollande.

Surtout, les discussions en cours s’avèrent compliquées. Le trilogue n’est pas parvenu à un compromis lors de la réunion du 3 décembre. « Une position commune est pour l’instant loin d’être acquise » , indique une juriste de l’ONG ClientEarth, spécialisée dans le droit de l’environnement et les questions de justice environnementale en Europe. « L’idée était de continuer à avancer, mais pas d’achever les travaux par un accord ou un compromis » , rétorque Constance Le Grip, députée européenne LR-PPE, rapporteure sur le projet de directive et un des représentants du Parlement européen participant au trilogue. Il y a cependant « la volonté de boucler le dossier au cours du prochain trilogue, ce que nous ne souhaitons pas » , ajoutent les Verts européens qui ont voté contre le texte en commission.

Les négociateurs ont prévu une quatrième réunion du trilogue avant la fin du mois de décembre, « ce qui veut dire que le projet de directive ne pourra être examiné au Parlement européen avant plusieurs mois puisque le texte doit repasser devant la commission des affaires juridiques. Ce n’est donc pas pour cette année » , précise une conseillère politique du groupe des Verts au Parlement européen.

Peu d’avancées à attendre

Les négociateurs du Conseil ont réécrit de nombreux passages du projet de directive. La proposition des représentants du Conseil, qui figure dans un document de travail daté du 2 décembre, a fâché certains députés européens, qui l’ont jugé inacceptable. « Il y a des divergences notables qu’on essaie de résorber. Elles portent notamment sur l’expression renforcée de l’exercice plein et entier de la liberté de la presse, de la liberté d’expression et d’opinion tel que consacré par l’article 11 de la charte européenne des droits fondamentaux, c’est-à-dire sur les exceptions figurant dans l’article 4 qui concerne les journalistes, les lanceurs d’alerte et les salariés. Nous avons apporté des garanties supplémentaires mais cela n’est pas en phase avec la manière dont le Conseil voit les choses » , explique Constance Le Grip.

« Le Conseil est prêt à accéder aux demandes du parlement, mais à condition que les exceptions soient circonscrites au champ d’application de la directive (article 1) et qu’en échange le Parlement laisse tomber ses demandes de protection des lanceurs d’alerte et des journalistes dans l’article 4, qui porte sur les exceptions et a donc une valeur juridique supérieure » , relève Martin Pigeon, militant chercheur de l’ONG Corporate Europe Observatory, auteur d’une enquête sur l’influence des lobbies industriels sur la directive.

Les négociateurs du Parlement européen attendent un geste sur la mobilité des travailleurs, qui est limitée dans le projet de directive : « Le Conseil européen propose notamment de permettre aux entreprises de poursuivre leurs salariés devant les tribunaux pendant 6 ans, ce qui revient à leur imposer des clauses de non concurrence les empêchant d’utiliser leur savoir-faire auprès de leur nouvel employeur » , pointe les organisations signataires de la lettre ouverte. « En l’état des discussions, la directive ne devrait pas porter atteinte à la liberté de circulation des travailleurs, mais on voudrait que cela soit intégré dans la définition du secret d’affaires » , exige un des négociateurs du Parlement européen.

Pour les auteurs de la lettre ouverte, « ce projet de directive menace les droits fondamentaux et fait primer le droit des multinationales sur les intérêts sociaux, environnementaux et démocratiques. Si le but affiché de la directive est la production d’une définition commune du secret des affaires pour protéger les opérateurs économiques face à la concurrence déloyale, cette directive est dangereuse à plusieurs titres. D’abord, la définition du secret des affaires est large et floue et concerne l’intégralité des informations confidentielles. Ensuite, l’infraction au secret des affaires aurait lieu dès lors que ces informations seraient obtenues, quelle que soit la diffusion qui en serait faite et quel que soit l’objectif de cette diffusion. »

La bataille sur la définition du secret d’affaire, vivement critiquée par les ONG et les organisations syndicales, est mal engagée. « Lors des travaux au sein de la commission des affaires juridiques, nous avons souhaité préciser cette définition. Mais cela n’a pas soulevé un enthousiasme débordant du Conseil et de la Commission qui préfèrent s’en tenir à la rédaction stricto sensu prévu dans les accords sur les droits de propriété intellectuelles (ADPIC) » de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), analyse Constance Le Grip. Pour certains députés, il est trop tard pour rediscuter de la définition du secret d’affaire, « sauf pour y exclure le cadre spécifique de la mobilité des travailleurs » , constate un des négociateurs du Parlement européen.

Des dispositions toujours dangereuses

En l’état, le projet de directive est lourd de conséquences. Divulguer des « données à caractère commercial » protégées par le secret d’affaire serait passible de sanctions pénales alors qu’elles « relèvent très souvent de l’intérêt général supérieur pour le public » , précise les signataires de la lettre ouverte, dont Antoine Delcour, à l’origine du scandale LuxLeaks. « Pour mon rôle dans l’affaire LuxLeaks, je suis accusé, entre autres, d’avoir violé le “secret des affaires”, concept pernicieux qui existe déjà dans le droit luxembourgeois. Cette inculpation, qui me fait risquer jusqu’à 5 ans de prison, est une illustration flagrante du danger que la directive “secret des affaires” fait peser sur tous les lanceurs d’alerte en Europe » , témoigne ce journaliste.

Emmanuel Vire, secrétaire général du syndicat national des journalistes CGT et Dominique Pradalié, secrétaire générale du syndicat national des journalistes (SNJ), ajoutent que « la liberté de la presse est particulièrement attaquée. Actuellement, ce projet de directive, à l’image de ce qu’il se passe pour le journaliste Edouard Perrin dans l’affaire LuxLeaks, permet de poursuivre des journalistes dans l’exercice de leur fonction » .

Pour l’instant, les arbitrages sur le projet de directive sur le secret des affaires ne sont pas définitifs. « Ce ne sera pas satisfaisant de toute façon » , se plaignent en coulisse certains députés. Il y a de fortes chances pour que le texte final de la directive transmis au Parlement européen réduise à peau de chagrin les amendements limitant les dangers de ce projet.

[^2]: C’est une proposition de directive de la Commission européenne sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées (secret d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites

Monde Politique
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