Ces enseignants qui veulent mieux faire

Formés ou pas, lauréats des concours ou contractuels, ils sont nombreux à partir en classe comme on partirait au front. Témoignages.

Ingrid Merckx  • 9 mars 2016 abonné·es
Ces enseignants qui veulent mieux faire
© Photo : MARTIN BUREAU / AFP

Débutant dans le métier ou enseignant depuis plus de vingt ans, les professeurs ressentent tous un même isolement et des conditions de travail dégradées : classes surchargées, rythmes scolaires épuisants – pour eux comme pour les élèves –, contraintes administratives chronophages. Ceux qui ont intégré l’Éducation nationale après la réforme de 2010 souffrent de l’absence de formation, et se trouvent trop souvent démunis face à des élèves vivant des réalités sociales difficiles.

« Se former soi-même »

Armance, 45 ans, enseignante en maternelle à Paris

Armance est aphone. Elle essaie de tenir avec une voix cassée depuis dix jours. Elle sait bien que, même à Paris, elle ne sera pas remplacée si elle s’absente. Ce qui signifie que ses élèves seront répartis dans les autres classes, dont ils iront grossir les effectifs déjà lourds. Donc elle a essayé de tenir. Mais, deux jours avant les vacances : plus de voix du tout. Obligée de s’arrêter. « Avec un filet de voix, on se débrouille, même en maternelle. Ça oblige aussi les élèves à parler plus bas à leur tour. Pour les cours de motricité, je tape dans les mains pour changer d’atelier, par exemple. Mais plus de voix du tout, ça n’est pas possible. On ne peut pas faire de rappel au calme, pas lire d’histoires, pas chanter de chansons, on a du mal à donner des consignes. » Elle sait qu’elle a tendance à forcer. Elle envie ses collègues qui n’ont pas besoin de monter le ton. L’année dernière, sa première année d’enseignement, elle était allée voir une orthophoniste. « La voix, en maternelle, c’est l’instrument numéro un. Avec le dos : on se penche beaucoup. On ne se rend pas compte, mais c’est un métier hyper physique. Et on est en représentation tout le temps. »

Ça, Armance l’a découvert seule. Car elle fait partie du « contingent Sarkozy », ces enseignants qui, du fait de la réforme pilotée par le ministre Xavier Darcos en 2010 (entraînant notamment la suppression des IUFM), se sont retrouvés catapultés dans les classes sans aucune formation. « Journaliste dans l’audiovisuel, j’ai préparé le concours seule. Ma fille était en maternelle, je trouvais que professeur des écoles était un métier magnifique. Je n’ai pas pris le temps d’aller observer des enseignants au travail. J’ai été reçue au concours. » En juin 2013, elle apprend qu’elle aura une classe en septembre. Trois jours avant la rentrée, on lui annonce quels niveaux. Elle ne reçoit que trois jours de formation. « Quand on commence à enseigner, même à 45 ans, on n’a pas le temps de se former soi-même, regrette-t-elle. On occupe tout son temps hors classe à préparer sa journée du lendemain et les suivantes. Internet m’a sauvée ! Je rentrais de l’école, je m’occupais de ma fille et je me remettais au travail jusqu’à 23 heures. Encore maintenant, je travaille pendant les temps de récréation et la pause déjeuner. Chaque dimanche et chaque deuxième semaine de vacances, je prépare la période suivante. Et encore : je n’ai pas de copies à corriger. »

Armance a bac + 5, elle gagne 1 800 euros nets. « Je ne pourrais pas me loger à Paris avec un enfant si je vivais seule. » Elle n’a jamais connu des semaines « sans mercredi », mais tous ses collègues lui disent que les nouveaux rythmes scolaires sont plus fatigants pour tout le monde, à commencer par les élèves. « Même pour ceux qui allaient au centre de loisirs le mercredi, car ils avaient une vraie journée de centre. En maternelle, on est obligé de les réveiller de la sieste. » Elle se lève à 6 h 40 pour être dans sa classe une demi-heure avant les élèves. Elle dit que ce qui la fait tenir, ce sont des petits moments de grâce, quand un enfant se jette dans ses bras, quand des parents la remercient ou quand elle observe ses élèves de double niveau qui travaillent sagement en binômes pendant quinze minutes ! Une semaine sur deux, elle a envie d’arrêter. « Le rythme… » Elle voudrait être « plus créative », « faire du Montessori », avoir le temps d’aller observer ses collègues dans d’autres classes et suivre une formation du type : « Comment faire avec les enfants difficiles ? »Cette année, elle partage deux mi-temps avec des enseignants stagiaires en master 2. Dans une de ses deux écoles, elle en est au neuvième stagiaire. Les autres ont jeté l’éponge. « La dernière a l’air de vouloir rester. » Armance espère qu’avec l’expérience elle passera moins de temps à préparer et davantage à se former, pour « mieux faire ».

« Nous sommes livrés à nous-mêmes »

Éric, 50 ans, enseignant à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne)

Éric enseigne depuis vingt-cinq ans dans une école « de zone banale », la maternelle -Maurice-Denis, avec des effectifs de 29 élèves par classe. « C’est déjà presque impossible de faire du travail individualisé, d’autant qu’on a pas mal d’enfants handicapés et allophones. » Or, juste avant les vacances d’hiver, les équipes enseignantes ont appris qu’une classe serait supprimée à la rentrée. « Du coup, on va passer à 32 élèves par classe. Nous sommes très inquiets et révoltés. »

Pour Éric,les conditions de travail se sont dégradées depuis dix ans : « Les effectifs sont plus importants, les inspections plus tatillonnes et autoritaires, le management ressemble plus à celui d’une entreprise, on doit remplir des formulaires, on est sanctionnés si on répond à des journalistes, alors qu’a priori on n’est pas soumis au devoir de réserve concernant les fonctionnaires d’autorité. »

Il n’y a pas que les jeunes enseignants qui souffrent. « Les nouveaux rythmes sont aberrants, tout le monde est crevé. On a beaucoup plus de mal à organiser des sorties. On cavale pour boucler les programmes, on est obligés de s’en tenir au “lire-écrire-compter” en maternelle. De plus, concrètement, on a subi une baisse de salaire depuis six ans. Et puis, quand on rencontre un problème, l’école n’est jamais responsable. Nous sommes livrés à nous-mêmes. »

« On gère l’urgence »

Audrey, 31 ans, enseignante en Seine-Saint-Denis

Audrey est fille d’enseignants. La vocation, elle l’a chevillée au corps. Mais, depuis six ans qu’elle enseigne, elle s’est déjà retrouvée plusieurs fois dans une situation de « souffrance au travail ». Elle enseigne le « français langue seconde » dans le premier degré à des enfants non francophones récemment arrivés en France. Sa classe, située dans un établissement scolaire classique, est un dispositif devant permettre à ces enfants de rejoindre les classes ordinaires correspondant à leur âge. Sauf que, dans le premier établissement où elle a enseigné, aucun membre de l’équipe enseignante ne voulait voir ses élèves rejoindre les siens. Or, pour que cela fonctionne, il faut une collaboration afin que les élèves migrants puissent quitter leur classe quand les autres ont français, par exemple, pour rejoindre le dispositif sans rater les temps dévolus aux arts visuels ou au sport. Des matières pour lesquelles ils n’ont pas forcément besoin de soutien supplémentaire. « Mon prédécesseur travaillait seul dans son coin, poursuit Audrey. Je me suis battue pour l’intégration de mes élèves dans les autres classes. Ça a été très dur avec mes collègues et avec le directeur. Ce à quoi il faut ajouter les difficultés que l’on rencontre quand on débute, car on travaille tout le temps : le mercredi après-midi, le dimanche et pendant les pauses. » Elle a fini par demander sa mutation.

À la rentrée suivante, Audrey affronte l’extrême inverse : deux établissements bien disposés à intégrer les élèves migrants, mais dans lesquels elle assume deux mi-temps. « Je faisais le travail de deux personnes. Je ne croisais mes collègues que pour des concertations expresses dans les couloirs et j’avais 30 élèves dans des dispositifs qui sont censés en compter la moitié. » Aujourd’hui, elle enseigne dans une seule école, « avec une culture d’intégration ». Elle peut organiser ses temps d’enseignement par groupes de besoin et rassembler les élèves selon leur âge. Mais elle continue à se heurter à des difficultés liées au -dispositif : un projet de voyage scolaire qu’elle prépare depuis des mois est perturbé par le fait que les petits Roms ne peuvent pas partir. Comme beaucoup, elle se sent impuissante face à la situation sociale de ses élèves : les Roms vivent en bidonvilles et les autres dans des hôtels meublés ou des logements précaires. « On gère l’urgence : on trouve des chaussettes à un élève qui arrive pieds nus dans ses chaussures, on va chercher un morceau de pain à la cantine pour ceux qui n’ont pas petit-déjeuné. Certains, logés par le Samu social, se lèvent à 5 heures pour continuer à être scolarisés dans ce dispositif qui n’existe pas dans toutes les villes, et ils font malgré cela des progrès étonnants. Pendant les vacances j’ai apporté des vêtements et un panier de courses à une famille sans ressources en sachant que ça leur durerait quinze jours… »

Audrey a été reçue au concours en 2009. C’était la dernière année des IUFM. « Cette formation, malgré ses défauts, c’était mieux que rien. » Elle était responsable d’une classe un jour par semaine, en remplacement d’enseignants à temps partiel. « Je n’ai jamais reçu ni soutien ni reconnaissance, sauf auprès d’une seule collègue et d’autres stagiaires. » Quand elle en parle à ses parents, qui enseignent dans de bons lycées, elle a le sentiment qu’ils ne comprennent pas ses difficultés. « Comme s’ils ne faisaient pas tout à fait le même métier. » Les rendez-vous psy de la MGEN ? Elle n’en a jamais entendu parler.

« ce sont les élèves qui trinquent »

Claire, 33 ans, contractuelle en Seine-Saint-Denis

Claire était au chômage. Elle avait enseigné en CDD à l’université mais jamais à des enfants quand Pôle emploi l’a appelée : serait-elle partante pour enseigner dans le premier degré, dans ce département où il manque entre 300 et 400 profs ? Une semaine plus tard, on lui proposait une classe. « Quand on remplace, on sait au dernier moment quel niveau : maternelle ou CM2 ? On se prépare des documents à photocopier pour les proposer aux élèves quand on arrive, le temps de jeter un coup d’œil dans les cahiers de classe de l’enseignant de référence. On est rarement accueilli dans les établissements : quand la cloche sonne, les autres profs se précipitent vers leur classe et le directeur est pris par ses tâches administratives. On a juste le temps de chercher la photocopieuse… Difficile d’établir un lien avec des enfants qu’on vient de rencontrer et qu’on ne verra pas évoluer. Au niveau scolaire, on fait ce qu’on peut, mais on rentre souvent chez soi en se disant qu’on a surtout servi à mettre un adulte devant les élèves, sans les faire réellement avancer. On sauve les meubles… Et encore : dans les recrutements d’urgence parmi les demandeurs d’emploi à bac + 4, on voit tout et n’importe quoi. On se tord les mains en se disant que ce sont les élèves qui trinquent… et qu’il faut qu’on trouve une solution ailleurs pour nos enfants. »

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