Jacques Toubon, un homme de droits

Des migrants de Calais à l’état d’urgence, l’ancien ministre, promu Défenseur des droits, surprend et dérange, à droite comme au gouvernement.

Jean-Claude Renard  • 2 mars 2016 abonné·es
Jacques Toubon, un homme de droits
© Photo : MIGUEL MEDINA/AFP

Salle comble ce jeudi 4 février, rue Saint-Florentin, à Paris, entre les Tuileries et la place Vendôme. Jacques Toubon tient sa conférence de presse sur le rapport d’activité du Défenseur des droits. Nommé en juillet 2014, il présente son premier bilan sur une pleine année d’exercice. Il est posé, en politicien averti qu’il est depuis près d’un demi-siècle, légèrement souriant, affichant une évidente sagesse, visage rond et rassurant. Il égrène d’abord quelques chiffres : 4 800 réclamations autour des discriminations, 2 500 pour la défense des droits des enfants, et environ 900 pour la déontologie de la sécurité (c’est-à-dire sur le comportement des forces de sécurité). Un bilan comptable qui témoigne, selon lui, « des histoires vécues, de la réalité et de la chair de notre travail ».

Pas de hasard si la salle est bondée. Plus que le rapport d’activité, les journalistes attendent ses propos sur le débat actuel. L’ancien ministre y va sans ambages : « L’état d’urgence n’est pas critiquable sur le plan juridique. Mais c’est une période qui s’ouvre et se ferme. Pendant cette période, on applique un droit exceptionnel. Ma préoccupation est qu’on appliquerait là un droit d’exception permanent dans lequel nos libertés seraient durablement restreintes. Pour se protéger, assurer leur sécurité, les Français sont-ils prêts à diminuer libertés et droits fondamentaux que la République a réussi à construire, avec beaucoup de mal, depuis deux cents ans ? »

Jacques Toubon s’exprime sans ambiguïté encore sur la déchéance de nationalité : « Cela heurte frontalement le principe de la République. Or, la République, la nationalité, la citoyenneté, est indivisible. C’est la force de la République de s’adresser à tous et de considérer également tous ses enfants. » On ne peut être plus clair.

Pilier historique du RPR

Plus les mois passent, plus la tâche s’installe, plus l’homme s’impose dans ses fonctions. Mieux même : Jacques Toubon fait feu de tout bois. Il intervient ici et là, glisse des scrupules dans les godasses des uns et des autres. Ce même mois de février, après qu’un supporter bastiais a été victime d’un tir de Flash-Ball dans l’œil de la part des forces de l’ordre, il demande à la justice « en charge de cette affaire de l’autoriser à mener ses propres investigations, au titre de sa mission de contrôle du respect des règles de déontologie par les forces de sécurité ». Quelques jours plus tard, au moment de l’ultimatum préfectoral pour évacuer la partie sud du camp de migrants à Calais, il n’accepte pas que « des expulsions soient menées avant toute solution d’hébergement adapté », et charge ses collaborateurs de « vérifier que l’État français remplit ses obligations à l’égard de tous les enfants en situation de danger à Calais et dans le Calaisis, en garantissant leur plein accès aux droits et à la procédure d’asile ».

En octobre déjà, dans un rapport sur la « jungle », Jacques Toubon dénonçait « les difficultés d’accès aux droits fondamentaux des exilés à la frontière franco-britannique », et taclait les pouvoirs publics portant « atteinte à l’intégrité physique » des migrants, soulignant « la persistance des faits de harcèlement » de la part des forces de police. Un rapport sèchement accueilli par Bernard Cazeneuve, lui reprochant « caricatures » et « simplisme ». Un ministre de l’Intérieur socialiste opposé à un ancien cadre du RPR… Affaire courante. Mais ici, pas pour les mêmes (ou les bonnes) raisons.

Léger retour en arrière. Au début de l’été 2014, sur proposition de François Hollande, succédant à Dominique Baudis, Jacques Toubon est nommé Défenseur des droits. De quoi déstabiliser la gauche et les associations. « Je ne suis pas l’homme que certains disent », répliquait-il. « On me décrivait comme un conservateur, reprend-il aujourd’hui, homophobe et partisan de la peine de mort. Tout cela est faux, et j’entendais bien le démontrer. » On pouvait quand même s’interroger. Lieutenant inlassable de Jacques Chirac, pilier historique du RPR, Toubon affiche un parcours droitier. Avec, derrière lui, des emmerdes, des frustrations, des amours, une fidélité. L’histoire d’une vie peu ordinaire.

Le camp de la politique

Défenseur des droits, mode d’emploi

Inscrite dans la Constitution en 2008, mise en place en 2011, dotée d’un budget global de 27,4 millions d’euros, l’institution regroupe les missions du Médiateur de la République, du Défenseur des enfants, de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) et de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde). Proposée par l’Élysée, la nomination du Défenseur des droits est validée par la Commission des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat. Succédant à Dominique Baudis, Jacques Toubon a pris ses fonctions en juillet 2014, pour une durée de six ans (mandat non renouvelable).

Le Défenseur peut être saisi directement et gratuitement par toute personne physique ou morale sur l’ensemble des questions portant sur les droits et les libertés. Il dispose de pouvoirs propres d’investigation, peut intervenir auprès des juridictions, saisir le Conseil d’État en cas de doute sur l’interprétation de textes. Autour de lui, ce sont 250 agents à Paris et 416 délégués en métropole et Outre-mer.

Jacques Toubon est né en 1941, d’une mère au foyer et d’un père croupier. Licence de droit public d’abord, l’Institut d’études politiques de Lyon, puis l’École nationale d’administration (ENA) ensuite et aussitôt dircab du préfet des Pyrénées-Atlantiques. La carrière pourrait se contenter du haut fonctionnariat. Elle choisit son camp. Celui de la politique, et Jacques Chirac, rencontré à Bayonne en 1967. En 1976, il participe à la fondation du RPR. C’est « un tournant, celui d’un engagement véritable », convient-il. En 1981, il est élu député de Paris. Il vote l’article abolissant la peine de mort, mais pas l’ensemble de la loi, préférant réviser une échelle des peines. Il dirige la mairie du XIIIe arrondissement de 1983 à 2001.

Langue française

Entre-temps, Jacques Toubon préside la -Commission des lois en 1986, lors de la première cohabitation, puis, en 1993, il hérite du ministère de la Culture. Rue de Valois, il œuvre notamment contre le franglais, pour la défense de la langue française et l’instauration d’un quota de chansons d’expression française dans les radios. Ce qui lui vaut le sobriquet de « Mister All good ». Il oriente son travail du côté des régions, pour favoriser les Drac, se montre très présent dans la réorganisation des établissements publics culturels. Beaucoup voient en sa femme la « ministre de la Culture bis ». Lise Toubon est en effet passionnée de peinture, baignant dans les milieux artistiques depuis toujours.

En 1995, Chirac prend l’Élysée. Toubon entend bien lui succéder à la mairie de Paris. Balle peau. Son mentor le nomme garde des Sceaux et laisse les clés de la capitale à Jean Tiberi. Il n’a pas le choix. La fidélité a son prix. Place Vendôme, il ouvre la possibilité de faire appel en assises, parce que, dit-il aujourd’hui, « ça me paraissait être le minimum que l’on sache pourquoi on voulait mettre quelqu’un en prison pendant trente ans » ; il lance les premières expériences d’unités de vie familiale, met en place la réforme de la santé en prison (de sorte que les détenus soient considérés comme des assurés sociaux normaux) et favorise l’introduction de kits de santé (avec seringue) en cellule. Il est aussi celui qui empêche le ministère de l’Intérieur de tourner en rond, s’opposant aux nouvelles lois restrictives sur l’immigration que veut imposer Jean-Louis Debré, « qui allaient déjà au-delà des lois Pasqua », se souvient-il. Alain Juppé arbitre contre lui. « Ce que je regrette encore aujourd’hui, d’autant que cela a permis, par la suite, à Chevènement puis à la droite, de rajouter une couche restrictive sur le droit des étrangers, incontestablement inopportune, à l’encontre de ce que devrait être la politique européenne et des droits fondamentaux. »

Au cours de cette même période, l’arbitrage est en sa faveur quand Debré entend revenir sur l’ordonnance des mineurs de 1945. Dans l’itinéraire de Jacques Toubon, cette fonction de garde des Sceaux reste un poste clé. Celle qui lui fait dire maintenant que, « dans la galaxie Chirac, je me suis toujours situé dans une position légèrement paradoxale. J’avais déjà un certain nombre de convictions qui n’appartenaient pas à mon camp. Sur le plan pénal, par exemple, ou la coupure du lien entre l’exécutif et le parquet, j’étais souvent en accord avec les positions de gauche ». Ce ne sera pas la seule position paradoxale…

Tombe quand même la boulette. Ou la casserole. Rocambole pur jus. Jacques Toubon est accusé d’interventionnisme pour sauver Xavière Tiberi d’une mise en examen. L’épouse de l’édile parisien est soupçonnée d’un salaire fictif pour un rapport sur le conseil général de l’Essonne. Son dossier est entre les mains du procureur d’Évry, Laurent Davenas, alors en vacances dans -l’Himalaya. Quand son adjoint décide d’ouvrir une information judiciaire, contrevenant aux ordres de son supérieur, un hélicoptère est affrété d’urgence au Népal. Monsieur le procureur est partout recherché. En vain. Ç’en deviendra « l’affaire de l’hélico », et une image de l’indépendance de la justice écornée (dans laquelle on peut voir aussi la main de Debré), surtout quand il s’agit d’enquêter sur les proches de Jacques Chirac.

Effacé de la vie politique

Quand la gauche plurielle emporte les législatives de 1997, Jacques Toubon quitte la place Vendôme rincé. « On ne peut en sortir que les pieds devant », juge-t-il avec le recul. C’est peu dire. Quoique maire du XIIIe arrondissement parisien (jusqu’en 2001), élu député européen (2004-2009), puis écarté de sa famille politique historique (les Borgia aussi étaient une grande famille), éliminé des listes -électorales de l’UMP, présidant seulement le conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, Jacques Toubon s’efface de la vie politique. « Non par dépit, plaide-t-il. Certes, il y a des gens dans mon camp politique qui ne sont pas d’accord avec moi, ou plutôt l’inverse, je ne suis pas d’accord avec eux. Ce sont les circonstances de la vie… »

Un allié inattendu

Le retour d’exil se fait renversant. Le revoilà sur le devant de la scène. Son dada, sa marotte : les droits. Formation oblige, peut-être. « C’est mon champ de prédilection. Exercer une influence, directe ou indirecte, publique ou pas, est pour moi une concrétisation institutionnelle depuis que je me suis engagé dans le service public. C’est satisfaisant car complètement cohérent. Et l’une des choses que l’on peut ambitionner, surtout quand on est vieux, c’est d’être cohérent, avec soi-même et avec les autres. » Une cohérence qui ne se ménage pas. Pour la PMA pour les couples de lesbiennes et les femmes célibataires, pour la reconnaissance des enfants nés de GPA.

« Ce n’est plus le Défenseur des droits, c’est le défenseur de la veuve et l’orphelin façon Zorro », s’agace Philippe Gosselin, député LR. Ce vendredi 26 février, lors d’une nouvelle conférence de presse, Toubon dénonce encore les abus redevables à l’état d’urgence, et déplore ses « effets délétères et un climat de suspicion et de stigmatisation compromettant la cohésion sociale ». Pleinement inscrit dans sa fonction, il est présent lors d’une conférence de presse d’une enquête sur les trajectoires en France des populations immigrées, présent encore lors d’un colloque sur l’antiterrorisme organisé par Human Rights Watch, la FIDH et Amnesty International.

Loin du centrisme non clivant de son prédécesseur, « c’est un allié inattendu, toujours disponible », dit-on dans les couloirs des associations. Avec des fragrances de vin bonifié avec le temps, de vieil animal rompu au combat politique. Ravi de sa liberté de parole. « Quand vous n’êtes plus parlementaire ou dans un gouvernement, la discipline ne s’applique plus à une certaine solidarité. Je n’ai ni d’attache, ni de pression, ni de positions qui puissent s’imposer à moi. Quand j’étais dans un groupe qui ne partageait pas mes opinions, je restais, ou bien je ne disais rien. Aujourd’hui, je peux prendre des décisions qui sont en accord avec mes convictions de toujours. » Il ne s’en prive pas.

Comme un frais gardon de 74 ans, usant de son indépendance, conscient du parcours. « Je pense à mes parents, à ma mère, qui a maintenant 101 ans et demi. Ils peuvent être contents de ce que leur fils a fait. Si mes parents sont contents, eh bien je suis content ! J’ai payé la dette que j’ai vis-à-vis d’eux, qui ont consacré tous leurs efforts à notre éducation. C’est ma manière de répondre. » La fonction de Défenseur des droits en fait partie.

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