« Partout dans le monde le corps des femmes est politique »

L’anthropologue Giulia Fabbiano revient sur la tribune qu’elle a cosignée pour dénoncer les « clichés orientalistes » exprimés par Kamel Daoud.

Olivier Doubre  • 9 mars 2016 abonné·es
« Partout dans le monde le corps des femmes est politique »
© Photo : JOEL SAGET / AFP

Spécialiste de l’espace postcolonial franco-algérien, en particulier des questions de mobilité, d’identité et de mémoire, Giulia Fabbiano, chercheuse à l’université d’Aix-Marseille, a vécu près d’un an et demi à Alger et dans les montagnes de l’ouest algérien. D’origine sicilienne, elle est particulièrement sensible aux luttes des femmes contre le patriarcat des deux côtés de la Méditerranée. Elle explique ici la démarche collective des signataires du texte dénonçant les stéréotypes véhiculés par Kamel Daoud et analyse les raisons de la violente polémique qu’il a suscitée.

Pour quelles raisons avez-vous signé cette tribune avec dix-huit autres chercheurs ?

Giulia Fabbiano Le texte de Kamel Daoud nous a interpellés, car il énonçait exactement les stéréotypes et les amalgames que nous déconstruisons en tant que chercheurs en sciences sociales. Nous avons aussi voulu alerter sur le fait que cette lecture essentialiste et culturaliste des graves événements de Cologne – à propos desquels on ne dispose toujours pas d’assez d’éléments factuels – ne peut que renforcer les clivages relatifs à l’islam.

Si l’islam est aujourd’hui une ligne de front dans nos sociétés européennes, « le monde d’Allah », en revanche, n’existe pas : les musulmans ne sauraient être réduits à un discours pathologique nous invitant à réfléchir en termes de « guérison ».

N’éludez-vous pas une réalité, qui est celle de la pression sur les femmes dans la « rue arabo-musulmane » ?

Je ne sais pas ce qu’est la « rue arabo-musulmane ». Alger n’est pas Tunis, ni Casablanca, ni Damas, ni Oran, ni Ryad, ni Beyrouth. Comme Paris n’est pas Marseille, Berlin, Oslo, Madrid, Séville ou Palerme ! Nous sommes par ailleurs très attentifs, sous différentes latitudes, aux combats que mènent les femmes au quotidien contre le patriarcat. Et je ne suis pas certaine que ce combat ne soit plus nécessaire en Occident, dans la « rue occidentale », contrairement à ce qu’écrit Kamel Daoud, qui la considère « libre » et « moderne ».

Les violences faites aux femmes adviennent aussi « chez nous », perpétrées par des hommes « blancs » que l’on semble moins remarquer que l’« Autre immigré », et sont malheureusement encore banalisées comme un récent sondage sur le viol le montre [^1]. En revanche, là où Kamel Daoud a raison, c’est que le corps des femmes est le lieu d’une politique. Une politique économique, culturelle, religieuse et symbolique. Et le lieu d’une tension perpétuelle. Mais ce n’est pas un phénomène spécifique à des régions, car il est global, mondial.

Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’être les alliés des islamistes qui ont lancé une fatwa contre Kamel Daoud ? Vous -sentez-vous coupable quand même de quelque chose ?

Aucunement. Mais je crois que les mots sont importants. Dans l’islam, une fatwa est une consultation juridique donnée par une autorité religieuse sur une question qui pose problème. Nous n’avons donc aucune compétence pour en émettre ! Et nous n’avons, par ailleurs, rien à voir avec ceux qui en émettent. Il est donc totalement déplacé d’utiliser à notre encontre un mot qui renvoie, entre autres, à des menaces odieuses dont Daoud a par ailleurs été victime. Ce que nous condamnons, évidemment.

Nous accuser d’être des faiseurs de fatwa a pour conséquence de culturaliser encore plus un débat sur l’islam déjà excessivement crispé, et de le détourner de la dimension scientifique et politique qui nous occupe. Quant à l’accusation d’avoir réduit Daoud au silence, elle est infondée. Ce n’était ni notre objectif ni notre souhait, bien au contraire.

[^1] « Les Français et les représentations sur le viol », Mémoire traumatique et victimologie, Ipsos Public Affairs, décembre 2015.

Idées
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