Trois fois Dada

Jean-Michel Ribes rend hommage à Arthur Cravan, Jacques Rigaut et Jacques Vaché. Drôle et profond.

Gilles Costaz  • 30 mars 2016 abonné·es
Trois fois Dada
© **Par-delà les marronniers. Revu(e)**, Théâtre du Rond-Point, Paris, 01 44 95 98 21, jusqu’au 24 avril. Texte chez Actes Sud Papiers. **Mille et un morceaux**, Jean-Michel Ribes, L’Iconoclaste, 524 p., 23 euros. Photo : Giovanni Cittadini Cesi

Les grandes ombres des dadaïstes et des surréalistes planent toujours sur nous. Non pas parce qu’on célèbre le centième anniversaire du mouvement Dada, que Tristan Tzara fit exploser en 1916 à Zurich. Mais parce que les conformismes se remettent toujours en place et que, en matière de mise en cause de l’ordre bourgeois, de la certitude militaire et du culte de l’efficacité, on ne peut guère faire mieux que Tzara et Breton. C’est dans cet esprit que Jean-Michel Ribes monte sa nouvelle pièce au Rond-Point, Par-delà les marronniers. Bien sûr, le monde a changé et la provocation n’a pas la même valeur. Mais voilà un hommage à de grands fantômes dont la sincérité n’est pas feinte.

Nouvelle pièce ? Pas complètement. Ribes a fait suivre le titre du mot Revu(e), signifiant par là que le texte a été largement réécrit et qu’il a la forme d’une parade de music-hall. En effet, Par-delà les marronniers a été créé lors d’un lointain Festival du Marais, dans le tumulte des années 1970, quand les pieds de nez à la société conservatrice étaient plus dans l’air du temps. L’auteur a repris son dialogue pour l’adapter à son inspiration d’aujourd’hui, à ses nouveaux acteurs et à l’ampleur de la scène du Rond-Point. Le sujet reste le même : c’est un salut non pas à Tzara ou au mouvement Dada, mais à trois hommes qui se sont comportés comme de vrais dadaïstes parce qu’ils étaient des artistes de la rupture, toujours dans le défi. Ils appartiennent à l’histoire de la littérature et de l’art, mais n’ont droit qu’à de petits chapitres. Ils ont laissé peu d’écrits. Leur œuvre, c’est leur vie, leur comportement, leur insolence. Ce sont Arthur Cravan, Jacques Rigaut et Jacques Vaché.

« Je les ai rencontrés dans la fraîcheur de Mai 68, au fond d’une librairie, attiré par les titres de deux petits ouvrages, Lettres de guerre de Jacques Vaché et J’étais cigare d’Arthur Cravan, précise Ribes dans le programme. Le lendemain, guidé par une étoile soucieuse de ne pas laisser isolé le troisième larron, je découvrais Jacques Rigaut à travers L’Anthologie de l’humour noir d’André Breton. Émotion et ravissement immédiat. »

L’auteur donne donc une vie théâtrale à ces auteurs et les cite souvent, notamment dans les articles et livres qui définissent ce qu’il appelle « le rire de résistance ». Dans son livre de souvenirs, Mille et un morceaux, qui est un toboggan joyeux et drôle, il rappelle la création de la première version de la pièce. Un succès relatif l’entoure. Des spectateurs partent. Aragon vient saluer l’auteur et lui dit : « Je puis vous assurer que Rigaut, Vaché et Cravan n’étaient absolument pas comme vous les avez montrés, cher monsieur, mais je vous remercie, j’ai passé toute la soirée avec eux. »

Dans la recréation d’aujourd’hui, la vérité est de nouveau imaginaire. Il n’y a aucun parti pris de ressemblance, mais certaines des répliques sont réelles, tirées des livres ou des chroniques relatives à ce temps des premières années du XXe siècle. Car nous sommes en pleine guerre de 1914-1918. Ribes commence par l’interrogatoire des trois renégats par un sergent recruteur. Tous répondent à côté de la plaque. Ils ont le langage de la poésie et de l’humour noir. Le sergent devient fou mais ne coffre pas ces futurs déserteurs, car nous sommes au théâtre. Il faut que la pièce continue. Celle-ci prend la forme d’une revue avec le passage de girls aux plumes tricolores et le défilé de personnages qui veulent aimer ces poètes profondément seuls et retournant sans cesse à leur solitude.

Le décor de Sophie Perez simplifie au maximum les escaliers et les passages qu’implique le music-hall et se souvient des géométries cubistes. La musique de Reinhardt Wagner s’amuse et s’enfièvre joliment. Les trois principaux acteurs, tous en smoking blanc – l’élégance de l’au-delà, sans doute –, ont le tonus qu’il faut pour faire entendre, comme leurs personnages, des propos incongrus au-dessus de la mêlée bruyante de lieux communs.

Pour jouer Jaques Vaché, inventeur de « l’umour sans h », opiomane indifférent à tout ce qui n’est pas jonglerie mentale, Maxime d’Aboville impose une présence étonnante, où la puissance et la douceur s’équilibre. Incarnant Arthur Cravan, le poète boxeur adoré de la folle poétesse Mina Loy, Michel Fau déploie tout son talent dans la solennité inversée, cassante et fracassante. En Jacques Rigaut, Hervé Lassïnce cultive bien le mal de vivre et l’art d’être là sans y être. Leurs partenaires, Stéphane Roger, Sophie Lenoir, Alexie Ribes et Aurore Ugolin, changent de rôle avec tonus et dans le tempo.

Il y a là Jean-Michel Ribes tout entier : sa patte parfois lourde, sa recherche d’un music-hall farceur d’un « mauvais goût » volontaire, ses dons pour mettre à l’envers un monde qui est trop à l’endroit, et puis cette étrangeté, ce sentiment de décalage, cette tristesse d’être dans une société où l’on s’ennuie qu’il n’avait pas exprimés de cette façon dans ses autres écrits. Cette fraternité avec les dadaïstes a quelque chose de profond et de douloureux, qui se mêle secrètement à la rigolade.

Lequel des trois personnages a écrit Le jour se lève, ça vous apprendra ? On ne sait plus. Mais ce type d’impudence, qui irrigue Par-delà les marronniers, fait du bien.

Théâtre
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