À Grande-Synthe : « Je fais ce que je crois bon »

Maire de Grande-Synthe, Damien Carême relate l’instauration d’un camp de réfugiés dans sa ville. Une démarche au diapason d’une personnalité.

Jean-Claude Renard  • 13 avril 2016 abonné·es
À Grande-Synthe : « Je fais ce que je crois bon »
© DENIS CHARLET/AFP

Quelque cinq cents cabanons s’alignent sur six rangs, sur une superficie de cinq hectares. Ils sont chauffés et chacun d’entre eux accueille quatre ou cinq personnes. Douches et toilettes s’ajoutent aux espaces de vie commune. Un ramassage des ordures tourne tous les trois jours. Un point incendie et une réserve d’eau complètent le décor. Deux organismes gèrent le fonctionnement du camp, tandis que les associations se chargent de l’approvisionnement des repas, des vêtements et des sacs de couchage. Avec ses 1 500 réfugiés, c’est le premier camp en France aux normes du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), installé à la Linière, une langue de terre s’étirant entre une autoroute et une voie de chemin de fer, à Grande-Synthe, petite cité de 21 613 habitants, dans l’encolure de Dunkerque.

Les réfugiés sont principalement kurdes. Ils ont fui l’Irak, l’Iran ou la Syrie. Jusqu’au mois de mars, ils étaient entassés dans le quartier du Basroch, en centre-ville, dans la boue et les ordures, sous des tentes détrempées, à survivre dans un cloaque indigne.

Derrière ces quelques hectares de décence, désormais, un homme : le maire de Grande-Synthe, Damien Carême. Cela ne s’est pas fait sans mal. « L’État ne souhaitait pas la construction de ce camp. Or, il s’agissait de déménager un camp déjà existant », explique-t-il, avant de revenir sur le passage des migrants dans sa ville. Un passage qui a commencé en 2006. Pour une raison simple : l’une des dernières stations-service menant à Calais est située justement à Grande-Synthe. C’est là que les migrants montent clandestinement dans les camions en partance pour l’Angleterre. Chaque jour, ils étaient une trentaine à passer. À partir de 2008, « on a commencé à voir des femmes et des enfants. Alertés par les associations, on a mis une tente chauffée à leur disposition, installé des toilettes sèches et un point d’eau. En juillet 2015, quand l’État a décidé de bloquer le tunnel sous la Manche, on est passé de cette quarantaine de migrants à cent quatre-vingts ». Les associations ont vite été débordées. Fin septembre, ils sont 540, puis 900 le mois suivant, et 2 500 en décembre.

« Je ne voulais pas d’une situation engluée comme à Calais, ni d’un champ de boue, de conditions de vie inhumaines, ni démanteler, ce qui ne résout pas le problème. Nous avons alors travaillé avec Médecins sans frontières pour profiter de leur logistique. » La préfecture s’y oppose, impose des normes de sécurité. Damien Carême s’y plie, esquive ou passe outre et poursuit son idée (après tout, il est président de la commission communale de sécurité !), jusqu’à l’ouverture du camp de la Linière, quitte à endosser la responsabilité pénale en cas d’accident. Coût de l’opération : trois millions d’euros. Deux millions cinq pris en charge par MSF et 500 000 euros par la mairie. Autant pour le fonctionnement à l’année. Mais, après moult atermoiements, au bout des négociations, le ministère de l’Intérieur vient de s’engager au financement du fonctionnement annuel du camp. Une nouvelle dont se félicite la mairie.

Du Basroch à la Linière, le déménagement s’est opéré en trois jours. Nul heurt avec la police, idem avec la population d’une ville anciennement industrielle, « qui en porte encore les stigmates », observe son maire. Une ville développée dans les années 1960 avec des ouvriers venus de Pologne, d’Espagne, d’Italie, du Maghreb, cernée par quatorze sites classés Seveso et la centrale nucléaire de Gravelines. Une commune souffrant d’un taux de chômage à 24 %, avec 33 % de foyers sous le seuil de pauvreté et 64 % de logements sociaux. Voilà pour le décor. Mais Grande-Synthe est aussi promue « capitale de la bio-diversité », « zéro phyto, 100 % bio », cantines scolaires comprises. Ville de paradoxes s’il en est. Qui possède son histoire originale, sans hasard, liée à un nom : Carême.

Damien est arrivé de Lorraine à l’âge de 8 ans, en septembre 1968, à Grande-Synthe, au sein d’une famille de six enfants. Parmi les illustres aïeuls, on compte Antonin Carême, maître queux du XIXe siècle, surnommé le « roi des chefs et le chef des rois », au service notamment du tsar Alexandre Ier et de l’empereur d’Autriche, ou encore Maurice Carême, « prince en poésie ». Son père, René, est délégué syndical CFTC dans la métallurgie, électricien chez Usinor. Sur une liste PS, il est élu maire de Grande-Synthe en 1971. Il le reste jusqu’en 1992. Il est le premier à doter la ville d’un poumon vert, rappelle le fiston, à créer des jardins, une maison de quartier, des structures socioculturelles et sportives.

De son côté, animateur socioculturel puis directeur informatique, Damien milite au Parti socialiste. Qu’il quitte en 1992, en désaccord avec le traité de -Maastricht, « parce qu’on y voyait une Europe qui n’était déjà plus sociale ». En 2001, il gagne la mairie de Grande-Synthe contre une liste de gauche plurielle. L’année suivante, après le séisme de la présidentielle, dans le sillage de personnalités comme Benoît Hamon, il reprend une carte au PS. En décembre 2014, rebelote et départ du PS. « Ce n’était plus possible, c’était le reniement de tous les engagements, les mêmes recettes que la droite. Je ne pouvais plus cautionner cette austérité budgétaire. » Et d’adhérer alors à Europe Écologie-Les Verts, « où je me reconnais le plus aujourd’hui dans le projet de société ».

Ce projet tient sur plusieurs volets de la vie quotidienne. « Si je ne peux m’engager sur l’emploi, parce que 86 % des décisions se font en dehors du territoire, je le peux sur l’accès à la santé, à l’éducation, au logement, à la culture, à l’énergie. C’est avec un projet social-écologique qu’on parvient à aider les populations les plus en difficulté. D’où l’instauration des cantines bio ou des mutuelles pour tous, les jardins potagers au pied des immeubles, créant du lien social, les transports gratuits » (le week-end, et toute la semaine en 2018). En perspective, la création d’une école de la seconde chance, tournée vers les métiers du développement durable, faire de la cité un lieu sans perturbateurs endocriniens et poursuivre une politique du vivre-ensemble, « avec un mélange et non pas une opposition des cultures, ce qui fait qu’on n’a jamais eu de problèmes avec les migrants. C’est aussi un travail de terrain au quotidien, qui passe notamment par la programmation culturelle, les expositions, les artistes en résidence, de concert avec la population ». Symbole de cette politique : la construction, sur l’ancien camp du Basroch, d’un écoquartier avec cinq cents logements (dont 40 % sociaux).

D’aucuns prédisent que la Linière pourrait provoquer un appel d’air, attirer plus encore de migrants. Le maire réfute ce jugement : « Ça ne s’est pas produit en 2008, quand on a installé une tente chauffée. On n’a rien fait de plus cet automne, cela n’a pas empêché les réfugiés de passer d’une soixantaine à 2 500. »

En 2014, Damien Carême a été réélu dès le premier tour (à côté d’un FN à 18 %). Aujourd’hui, le nouveau camp de réfugiés pourrait constituer un risque électoral. « Et alors ? reprend l’édile. Je fais ce que je crois bon. Si je dois perdre les élections à cause de mes valeurs, tant pis ! »