« Tchernobyl, Fukushima : vivre avec », un film révisionniste ?

[Tribune] Le documentaire d’Arte soulève de nombreuses questions, tant sur la forme que sur le fond, estime le sociologue Frédérick Lemarchand, co-directeur du pôle risques au MRSH-CNRS.

Frédérick Lemarchand  • 25 avril 2016
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« Tchernobyl, Fukushima : vivre avec », un film révisionniste ?
© Dans la "ville-fantôme" de Pripyat, non loin de la centrale nucléaire de Tchernobyl, le 22 avril 2016. (AFP PHOTO / GENYA SAVILOV).

La chaine Arte s’apprête à diffuser, pour les 30 ans de la catastrophe survenue en Ukraine en avril 1986 un documentaire d’Olivier Julien intitulé : Tchernobyl, Fukushima : vivre avec. La diffusion de la première de ce film en salle, il y a une dizaine de jours, avait soulevé les doutes, voire l’indignation de quelques spectateurs avisés et connaissant bien les questions afférentes au fait que huit millions d’habitants des zones officiellement contaminées par la catastrophe doivent apprendre à vivre durablement dans des territoires durablement contaminés, pour plusieurs générations. Mis en alerte, et travaillant sur ces questions depuis 1995, j’ai visionné ce document.

Le documentaire explore trois territoires concernés par deux accidents : la situation en Biélorussie, pays le plus touché par les retombées radioactives de 1986, avec le territoire des Sámis de Norvège, et d’autre part la situation au Japon, à travers l’avis d’experts. La posture de l’auteur est globalement prudente et conforme à l’état de méconnaissance que nous avons de l’évolution de la situation (sur le plan sanitaire et écosystémique), tout comme l’usage qui est fait des données et des chiffres concernant ces effets aujourd’hui, dont il ne nie pas l’ampleur toutefois.

Le film démarre sur la zone d’exclusion des trente kilomètre tracée autour de la centrale accidentée, à jamais inhabitable car contaminée au plutonium (dont la durée de vie dépasse l’entendement humain) pour ouvrir ensuite la boîte de Pandore : que faire des autres zones officiellement contaminées (80 millions d’hectares, y compris hors espace postsoviétique) dans lesquelles doivent (sur)vivre des millions de personnes ? L’approche qui est faite de ces « zones grises » comme elles sont appelées s’appuie sur un dispositif d’enquête qui n’est peut-être pas assez clairement explicité et c’est là que le bât blesse.

L’auteur emboîte en effet le pas d’une équipe de chercheurs français – entre autres – ayant participé au projet européen Ethos (Biélorussie, 1996-2001) rebaptisé ensuite CORE (coopération pour la réhabilitation) qui avaient pour but de produire une culture radiologique pratique dans cinq villages pilotes, dont Olmany et Komarin (district de Stolyn). Ethos, dont les partenaires de la première phase étaient le Centre d’étude sur l’Évaluation de la Protection dans le domaine Nucléaire, l’Institut National d’Agronomie de Paris-Grignon, l’Université de Technologie de Compiègne et le cabinet d’étude Mutadis (gestion sociale du risque) qui assurait la coordination scientifique, puis le Ministère Suisse des Affaires Étrangères, l’Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire, l’association Sol et Civilisation, ainsi qu’EDF et COGEMA.

Essayons de faire la lumière sur ce documentaire qui soulève de nombreuses questions, tant du point de vue de la forme que sur le fonds. On pourra d’abord reprocher au documentariste son manque de prudence qui contribuerait à dresser un portrait de villageois « heureux » de vivre dans ces territoires contaminés, et dont les conditions de vie montrées à l’image ne reflètent en rien l’état de délabrement de la vie dans les zones concernées (zones d’évacuation « obligatoire » dans lesquelles des habitants sont restés ou revenus, zones d’évacuation « facultative » et officiellement « sous contrôle » radiologique). En réalité, la crise économique, la déprise agricole, le silence criminel des autorités et le déni des populations contribuent à une terrible banalisation de la situation et au sentiment d’abandon fortement ressenti dans ces territoires, auquel répond une attitude d’abattement. Les paysannes endimanchées (pour sauver la face devant l’étranger) que l’on aperçoit dans le film ne traduisent jamais que la micro-expérience menée dans quelques villages. En quelques mots, rappelons qu’il s’agissait de produire une « culture radiologique pratique » avec les habitants (en co-construisant une expertise de leur milieu) basée sur deux types d’expériences : la première, avec des mères de famille, en les accompagnant dans la cartographie radiologique de leur maison, puisqu’en l’absence de mesure elles pouvaient imaginer que la contamination était partout (ou nulle part !), afin d’envisager des possibilités pratiques ; la seconde, dans les Kolkhozes, consistait à trier le fourrage et à identifier les parcelles les plus contaminées, le plus sale étant jeté, le « moyennement contaminé » donné aux bêtes à viande, et le moins contaminé donné aux animaux produisant le lait (qui fixe beaucoup le Césium et le Strontium radioactifs).

Mais si ces habitants ont pu trouver dans ces projets les moyens de retrouver au moins partiellement prise sur leur territoire, ce qu’ils expriment dans le film avec leurs mots (sans pour autant affirmer que tout va bien, loin de là), le documentaire possède de nombreux points aveugles, à notre sens plus problématiques, qui l’éloignent définitivement de la réalité des conditions de vie des huit millions de Tchernobyliens, ce qui est regrettable pour Arte qui affiche plus de prudence lorsqu’il s’agit de traiter par exemple de l’histoire des camps d’extermination. Olivier Julien nous présente l’Institut de radiologie Gomel : pourquoi ne pas dire que ce dernier a fait l’objet, en 1999, d’une « reprise en main » conforme à la politique de silence qui doit être faite sur la question de l’effet des faibles doses sur la santé ? L’arrestation arbitraire et l’emprisonnement de son ancien directeur, Iouri Bandazhevki, ainsi que la destruction des données de recherche étant l’une des actions les plus violentes exercées sur un scientifique en cette fin de XXème siècle.

Mais plus gênante est, pour finir, la question de fond qui anime toutes les bonnes volontés (scientifiques, médiatiques, citoyennes) venues en soutien aux habitants de Tchernobyl, celle que nous livre le titre du documentaire : faut-il entraîner l’humanité à « vivre avec » les conséquences d’un accident nucléaire ? Le faire est techniquement raisonnable car un accident est toujours possible, y compris en Europe, mais politiquement condamnable car conduisant à une logique d’adaptation à ce qui doit rester à jamais inacceptable. C’est la voie qu’avait pourtant choisie Vassili Nesterenko, physicien nucléaire ukrainien ayant décidé de consacrer sa vie à la mesure de la contamination et à la prophylaxie, érigé en héro de la lutte anti-nucléaire. Ne rien faire, alors que trois catastrophes ont déjà eu lieu (Mayak, 1957 ; Tchernobyl, 1986 et Fukushima, 2011) permettrait, certes, de refuser la fatalité, mais au risque de renvoyer des millions de victimes à leur condition silencieuse, sans autre forme de procès.

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