Abattoirs : « Le rythme de travail des salariés n’est jamais remis en question »

La maltraitance animale dénoncée par l’association L214 est la conséquence d’une logique de productivisme alimentaire et agricole qui affecte aussi, on l’oublie trop, les conditions de travail des employés des abattoirs, explique le sociologue Séverin Muller.

Vanina Delmas  • 23 septembre 2016
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Abattoirs : « Le rythme de travail des salariés n’est jamais remis en question »
© Photo : Crédit REMY GABALDA / AFP.

Le 22 mars 2016, une nouvelle vidéo mise en ligne par l’association L214 montrant des actes de maltraitance animale dans des abattoirs obligeait le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, à lancer une inspection nationale. Après six mois de travail, d’auditions et de visites « inopinées », la Commission d’enquête parlementaire sur les abattoirs a dévoilé le 20 septembre ses premières propositions pour résoudre ces dysfonctionnements et notamment « pallier l’insuffisance des contrôles des abattoirs et de transparence ». Pour Séverin Muller, sociologue qui a mené une étude au sein d’un abattoir industriel français, la priorité doit être la prise de conscience des conditions de travail des salariés.

Depuis quelques mois, la prise de conscience de la façon dont on traite les animaux dans les abattoirs agite les associations, les médias, les politiques, les citoyens… Est-ce une nouveauté ?

Séverin Muller : C’est un emballement qui ressurgit assez régulièrement en France, un pays qui consomme beaucoup de viande. Avant, ce n’était pas L214 mais la fondation Brigitte Bardot qui faisait des films, prenait des images assez dures et violentes, faites pour choquer le public. La première réaction lorsqu’on montre des actes violents autour de la mort, c’est de les condamner.

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L’association L214 est cohérente dans sa démarche car leur souhait est qu’on cesse de consommer de la viande et qu’on arrête de tuer des animaux. Mais j’ai toujours considéré que c’était un débat très cynique. Ce qui me pose problème, c’est la propension à condamner la mise à mort des animaux quand par ailleurs la population se plait à avoir de la viande à bas coût dans son assiette chaque jour. Dans ce système productif, ces animaux ne sont déjà plus des animaux, ce sont des produits. Ils sont donc traités comme tels, à la fois par les ouvriers et par le système qui l’organise. C’est une parfaite hypocrisie.

L’installation de caméras de surveillance dans les abattoirs est-elle une solution pertinente ?

Historiquement, les abattoirs étaient un service public mais l’État a décidé de se désengager notamment au moment de la crise de la vache folle. Rompre avec cette surveillance publique de l’abattage impliquait la mise en place d’un système d’auto-contrôle. Ce n’est pas en mettant des caméra qu’on sortira de ce système. Si les solutions vont toujours dans le sens de plus de sécuritaire, plus de pressions sur les individus, rien ne changera sur le long terme. C’est un monde affolant. Vous imaginez bien qu’un salarié avec une caméra ne peut pas travailler sereinement. C’est déjà ce que vivent les caissières de supermarché. Cela s’apparentera évidemment à du contrôle du personnel.

Il existe des comportements inadaptés et moralement condamnables. J’ai le sentiment que c’est du même ordre que ce qu’on peut trouver dans des endroits comme les EHPAD, pour établir une comparaison peut-être étonnante. Quand les salariés ne sont pas assez nombreux pour s’occuper des personnes âgées, la situation se dégrade et on voit apparaître de mauvais traitements. Et dans les abattoirs, ce qui pose problème, c’est que le rythme de travail n’est jamais remis en question.

« Quand on doit tuer cinquante gros bovins par heure ou jusqu’à six cents porcins, c’est illusoire de penser qu’on peut le faire sans mauvais traitement. »

Estimez-vous que le bien-être animal est parfois mis en avant au détriment de celui des salariés des abattoirs ?

Les deux sont liés évidemment. De bonnes conditions de travail et une bonne formation sont indispensables. Je suis donc d’accord avec l’une des propositions qui s’attache à renforcer la formation et revaloriser ces métiers. C’est également important que les salariés soient sensibilisés à la question du bien-être animal mais sans qu’ils deviennent schizophrènes pour autant : c’est assez compliqué d’entendre qu’il faut bien traiter les animaux alors qu’on va les tuer la seconde d’après. Leurs conditions de travail sont déjà pénibles, le rythme infernal… Quand on doit tuer cinquante gros bovins par heure ou jusqu’à six cents porcins, c’est illusoire de penser qu’on peut le faire sans mauvais traitement. Ils ont un sens tout à fait aigu de la charge que représente leur tâche. Ils ont bien conscience qu’il faut tuer les animaux pour nourrir la population tout en sachant qu’ils font un sale boulot, un travail stigmatisé et dégradé dans la société.

Ce métier a-t-il toujours été considéré comme un « sale boulot » ?

Au XIXème siècle, ce métier était très valorisé et l’est resté tant qu’il était réalisé par les bouchers, c’est-à-dire jusque dans les années 1950, 1960 en France. À partir de cette période, nous sommes passés dans une logique de productivisme alimentaire et agricole. Les bouchers sont sortis des abattoirs, se sont chargés de découper la viande et de la préparer pour la consommation finale. L’abattage est désormais réalisé par des « tueurs » professionnels et donc dévalorisé tandis que la boucherie est resté un métier « noble ».

C’est également lié au changement de sensibilité à l’égard de la mort animale. Tant que les populations vivaient majoritairement en milieu rural, il était admis qu’on tue les animaux pour les manger ensuite. C’était souvent un moment festif. L’abattage dans un système industriel fait peur car plus distant de notre vie quotidienne. On préfère que tout reste invisible. Or, la mort est violente. On a tendance à l’oublier car nous sommes dans une société qui esthétise la mort, la rend acceptable, notamment quand elle a lieu à l’autre bout du monde. Cela devient scandaleux à partir du moment où l’on voit des images. C’est choquant parce que les actes sont violents mais aussi parce que cela nous renvoie à notre propre responsabilité de consommateur de viande.

Les abattoirs mobiles, comme cela existe en Suède par exemple, peuvent-ils être une alternative crédible ?

Il y a en effet un mouvement qui consiste à promouvoir l’abattage délocalisé, en dehors des abattoirs, par les éleveurs eux-mêmes. C’est une solution potentielle car cela implique de désindustrialiser la production de viande. Mais ce n’est qu’une alternative mineure et nous en sommes encore très loin. Tant que nous n’en finissons pas avec la production de masse et que nous restons avide de viande chaque jour, nous continuerons l’abattage de masse par nécessité.

Écologie
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